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par Alain Lipietz | 13 août 2023

23 juin 2023
À l’aube de la contre-offensive ukrainienne (juin 2023)
Publié sur AOC -Media, 23 juin 2023
Bilan des offensives russes de l’hiver 22-23, estimation des axes possibles et des chances de la contre-offensive ukrainienne de l’été 23. Ses difficultés diplomatiques (la question du "campisme"). Et pour commencer, petit rappel des notions d’art militaire héritées de l’Armée rouge.
Troisième de mes articles d’AOC-Media sur la guerre d’Ukraine.

La contre-offensive tant espérée par les Ukrainiens a commencé depuis quelques jours. Les armées de libération n’ont toujours pas dévoilé ce que seront leurs lignes d’attaques principales. Quel bilan tirer de l’offensive russe d’hiver, puisqu’elle est la ligne de départ de la contre-offensive ukrainienne ? Que pourraient être les lignes de force de cette contre-offensive ? Et quelles sont ses chances ?

À l’heure où j’écris, le 18 juin au soir, il est clair depuis deux semaines que la contre-offensive tant espérée par les Ukrainiens a commencé, mais que les armées de libération n’ont toujours pas choisi ou dévoilé ce que seront leurs lignes d’attaque principales, et qu’elles en sont à « tâter le terrain » sans avoir engagé le gros de leurs fameuses brigades équipées et entrainées par « l’Occident ».

Dans mon dernier article pour AOC (24 novembre 2022), j’en étais resté à ce qui s’est révélé être la « culmination » de leur offensive précédente, commencée fin août 2022 et qui a abouti à la libération de la rive droite du Dniepr et de l’oblast de Kharkiv, jusqu’au-delà de l’Oskil. J’en étais déjà à réfléchir à quelles conditions militaires l’Ukraine pouvait envisager un cessez-le-feu, même avant sa libération totale, objectif diplomatique minimal des négociations de paix. Et on en était encore loin. Il faudrait au moins couper en deux la zone d’occupation sud en atteignant la mer d’Azov et en isolant la Crimée, et sans doute aussi atteindre Starobilsk, le centre de toutes les routes de l’oblast de Louhansk. Un cessez-le-feu dans toute autre configuration ne ferait qu’autoriser Vladimir Poutine à « cranter » ses conquêtes dans un « conflit gelé » (provisoirement), comme il l’a fait en Géorgie, en Transnistrie, et par les accords de Minsk, avant de repartir à l’offensive.

On ne mesurait pas alors que toute offensive finit par « culminer ». Au-delà de l’Oskil, affluent majeur de la rivière Donetsk, les Ukrainiens semblaient faire tomber les unes après les autres les lignes de défense de l’occupant sur les affluents plus à l’est, jusqu’à la rivière Krasna, troisième affluent irriguant les villes de Kreminna au sud et de Svatove au nord. La route reliant Svatove à Koupiansk restait la limite nord du territoire libéré, mordant à peine sur l’oblast de Louhansk, à 70 km de Starobilsk. Et les choses en sont restées là : l’Ukraine n’avait plus les armes ni les hommes pour aller plus loin. L’hiver fut le temps de l’offensive russe, qui, elle, a culminé ce printemps, vers la mi-mai. Et nous revoici au « temps fort », comme on dit dans les compétitions sportives, des Ukrainiens. Pour en mesurer les chances, il peut être nécessaire de fixer quelques définitions de « l’art militaire », puis de tirer un bilan de l’offensive russe d’hiver (qui est donc la « ligne de départ » de la contre-offensive ukrainienne), et enfin d’explorer ce que pourraient être les lignes de force de cette contre-offensive. Lignes encore hypothétiques, je l’ai dit.

 Une guerre ultra-moderne, marquée par une culture militaire

« Toute bataille a sa généalogie », dit Saint-Loup, l’ami du narrateur de La Recherche du temps perdu. La guerre d’Ukraine oppose deux armées qui ont livré sur ce même terrain plusieurs des batailles les plus féroces du front de l’Est, pendant la Seconde Guerre mondiale. Et cela dans le même camp, l’Armée rouge, dirigée par le même état-major, la Stavka, avec ces maîtres de l’art que furent Joukov et Vassilevski, formés par les mêmes doctrines de l’Académie Frounzé et méditant après coup les mêmes erreurs.

Le livre de Benoist Bihan et Jean Lopez, Conduire la guerre, est une excellente introduction à cette problématique soviétique de la guerre : l’articulation « politique / stratégie / art opératif / tactique ». Si la guerre est la « poursuite de la relation politique par des moyens violents », la stratégie est l’art de « conduire les batailles vers les buts de la guerre » et la tactique l’art de livrer bataille. Quant à l’art opératif, grande innovation de l’école soviétique, en particulier d’Alexandre Sviétchine, c’est le moyen d’organiser la stratégie en opérations successives, subordonnées aux buts fixés par la stratégie, avec des moyens proportionnés au but partiel visé (la Stavka donnait souvent aux opérations le nom du but partiel à atteindre).

Une opération est continue, elle s’arrête soit quand elle a atteint son but, soit quand elle atteint sa « culmination », c’est à dire qu’on ne dispose plus de moyens (en soldats, en matériel) pour la continuer. Si le succès est spectaculaire, on peut la prolonger un peu, avec le risque de dépasser sans s’en rendre compte son point de culmination, comme Vatoutine s’avançant témérairement vers le Dniepr après Stalingrad et pris de flanc par Von Manstein à la 3e bataille de Kharkov (1943). Joukov était très vigilant à ne pas lancer une contre-opération avant la culmination de l’opération adverse (cf. les batailles de Moscou et Stalingrad). Foch aussi d’ailleurs, ne lançant la contre-offensive de Mangin qu’après la culmination de la dernière offensive allemande de 1918. D’où l’impression d’une succession de « temps forts » : ce qu’on appelle le « croisement des courbes de puissance opérative ».

La culture soviétique était en outre marquée par un goût pour les opérations offensives en profondeur, héritée des grandes chevauchées de Tchoukachevski et Boudienny et guidée par une vision très « matérialiste dialectique » des enjeux : détruire les arrières logistiques et de commandement de l’adversaire. Contrairement à la Wehrmacht, l’Armée rouge se souciait peu de réussir des opérations d’encerclement-anéantissement. Elle en a réussi un magnifique, le contre-encerclement de Stalingrad, mais pour aussitôt repartir vers l’avant sans même avoir réduit le « chaudron » où s’enkystait Paulus. Koniev en a raté de peu un autre, justement en Ukraine à Tcherkassy. Mais les généraux qui ralentissaient leur marche vers le Dniepr après la bataille de Koursk, en voulant encercler les troupes allemandes laissées derrière elles, se faisaient taper sur les doigts par la Stavka. Le but stratégique était en effet de libérer le territoire, pas de capturer un ennemi de toute façon désorienté. Le Général Bradley et son subordonné Patton, rechignant à fermer la poche de Falaise parce qu’il était plus urgent de foncer vers les ponts sur la Seine, appliquaient la même doctrine, posée en règle (« ne pas attaquer l’ennemi sur quatre fronts ») par Mao Zedong. Règle d’autant plus impérative quand la stratégie est fixée par une politique : libérer un territoire, faire déguerpir un envahisseur.

Cependant, l’offensive en profondeur à la soviétique, « sans regarder à gauche ni à droite », est exposée à un grand risque d’attaque de flanc dont les exemples-type ont eu lieu en Ukraine : les 2e et 3e bataille de Kharkov. Les Ukrainiens semblent extrêmement conscients de ces précédents. Ayant parfaitement réussi leur opération Kharkiv-Oskil, ils n’avaient aucune raison de s’arrêter et ont franchi les deux affluents suivants, libérant Lyman, ce qui n’était vraisemblablement pas prévu, mais ils sont restés très prudents face aux contre-attaques de flanc, surtout venant du nord de la ligne Koupiansk-Svatove.

Il se confirme que si les Ukrainiens ont su garder ces leçons de base de l’Armée rouge, les Russes les ont largement oubliées, car leur armée ne sert plus depuis l’Afghanistan, la Tchétchénie et la Syrie qu’à écraser des civils au nom de la poursuite de guérillas « jusque dans les chiottes ». Ce qui était au moins une stratégie correspondant à une politique, et nous verrons que le flou des buts politique de l’« Opération militaire spéciale » de Poutine entraine un flou stratégique, des opérations incohérentes et des batailles inutiles.

En février-mars 2022, les Russes ont complètement raté une opération en profondeur visant Kiiv pour d’un seul coup s’emparer du pouvoir ukrainien (le « dénazifier »), par suite d’une effarante incompétence opérative : l’oubli de planifier la composante logistique, et de multiples erreurs tactiques. Ils ont dû se replier de tout le Nord-Est de l’Ukraine pour sauver leurs armées. Au sud au contraire, par suite d’une incroyable négligence (ou trahison) des forces ukrainiennes, ils ont su depuis la Crimée conquérir tout le littoral de la mer d’Azov jusqu’à leurs conquêtes de 2015 dans l’oblast de Donetsk, et franchir sans combat le Dniepr, occuper Kherson, foncer vers les ponts sur le Boug afin de déborder Odessa et rejoindre la Transnistrie qu’ils occupent. Ils ne furent arrêtés sur le Boug que par la mobilisation populaire à Mykolaïev et la fermeté d’un général.

Car si les Ukrainiens, avec leur petite armée affrontée à une force énorme ont pu vaincre dans le Nord et stopper l’invasion au sud, c’est d’abord évidemment parce qu’ils défendaient leur patrie, mais aussi par une extraordinaire auto-mobilisation de la population, qui a su déployer son savoir-faire civil en armes bricolées. Elle a donné dans cette guerre une importance décisive au front électronique sur ces armes bricolées, en particulier aux drones (aériens ou navals), grande percée technologique de cette guerre qui, avec l’auto-organisation militaire des civils lui donne un caractère « post-moderne ».

Pour les Ukrainiens, la stratégie est clairement déduite de la politique : libérer leur pays. D’où l’application de la règle opérative : faire déguerpir l’adversaire plutôt que s’user à l’anéantir. On l’a constaté lors de leur offensive en profondeur visant d’emblée les nœuds logistiques de l’armée russe que fut la libération de l’oblast de Kharkiv et au-delà : à Izium comme à Lyman les Russes ont été laissés libres de se replier. On l’a constaté dans cette guerre de siège que fut la libération de la rive droite du Dniepr jusqu’à Kherson, où là encore les Russes ont pu évacuer après de longs mois, cédant de trois côtés, au nord, sur l’Inhulets et le long du delta.

Mais cet art opératif ukrainien est fortement corseté par la politique et en particulier la diplomatie. Se défendant du faible au fort, sans industrie d’armement propre, l’Ukraine doit obtenir un appui extérieur. En fait elle ne peut compter sur autre chose qu’un soutien matériel des pays démocratiques, dans un but strictement défensif, donc sans franchir la frontière internationale (puisque leur grand argument est le « respect de la souveraineté et de l’intégrité des pays dans les frontières internationalement reconnues »). Ce qui est, militairement parlant, une absurdité sur le front du Nord-Est, au-delà de Koupiansk. Et de plus, ils ont interdiction d’utiliser ce matériel importé contre le territoire russe, sous prétexte de laisser leurs amis « non-belligérants », ce qui deviendra de plus en plus absurde au fur et à meure de la libération, puisque l’artillerie russe sera de plus en plus souvent positionnée en territoire russe. Les Ukrainiens peuvent frapper les bases arrière russes, comme Belgorod, uniquement avec leur « propres » armes, héritées de la période soviétique ou bricolées par leurs « petits génies ».

 Défaite de toutes les batailles russes engagées cet hiver

Un des problèmes de Poutine et des Russes est justement que leur but politique n’est toujours pas clair. S’agit-il de « dénazifier » l’Ukraine (c’est-à-dire d’arrêter ou de tuer ses dirigeants élus et de prendre le contrôle de tout le territoire) ? Alors il faudrait l’attaquer de n’importe où, comme ils l’ont fait en février 2022 en visant directement Kiiv, et cet hiver en visant la population. S’agit-il de « libérer les oblasts de Donetsk et Louhansk d’ici le 31 mars », ce qui était l’ordre de Poutine en janvier ? Alors il fallait concentrer toutes les forces sur ce seul but. S’agit-il de reconquérir la « Nova Rossa », les conquêtes de Catherine II le long de la mer Noire jusqu’en Moldavie ? Il faut alors conquérir et défendre les trois autres régions (Kherson, Zaporija et Crimée) que le dictateur prétend avoir annexées et dont il ne contrôle qu’une partie.

Échec de la bataille de l’air

C’est un grand classique : bombarder les populations civiles en espérant qu’elles vont craquer ou alors se réfugier dans les pays voisins qui, par xénophobie, cesseraient de les soutenir. Ce fut la principale opération russe de l’hiver : priver d’eau, de lumière et de chaleur la population civile pendant le terrible hiver ukrainien en détruisant ses services publics. Elle a totalement échoué : les Ukrainiens ont tenu, par leur courage, par l’aide miliaire de leurs alliés livrant des moyens de défense contre aéronefs, et par l’aide technique envoyée par leurs voisins européens, y compris les municipalités livrant des générateurs. Fin mars 2023, malgré la perte de la centrale nucléaire de Zaporija, l’Ukraine redevenait… exportatrice nette d’électricité ! En face, les Russes ne peuvent plus bombarder que par vagues au fur et à mesure des livraisons de drones iraniens ou de missiles produits par leurs propres usines : cette opération a (pour le moment) dépassé sa culmination.

En fait, c’est aussi un grand classique : ça ne marche jamais. La Grande-Bretagne a tenu face au « blitz », ni les Allemands ni les Japonais ne se sont retournés contre leur régime malgré l’accumulation des crimes de guerres commis par les « Bomber Commands » étatsuniens ou anglais en 1945 (tempêtes de feu de Dresde et de Tokyo). Mais cela a quand même un effet important : détourner l’essentiel des moyens de défense anti-aérienne du front vers la défense des civils à l’arrière, d’où la supplication constante des Ukrainiens : leur fournir toujours plus de moyens de défense anti-aérienne.

Défaite des batailles terrestres

Aucun des objectifs fixés par Poutine pour le 31 mars n’a été atteint : l’armée russe n’a progressé que de quelques kilomètres sur chacun des six axes d’attaque (beaucoup trop) dans les oblasts de Louhansk et Donetsk. Soit, du nord au sud :

Défaite de la contre-attaque russe de part et d’autre de la ligne Kreminna-Svatove. L’opération ukrainienne d’automne vers l’Oskil ayant parfaitement réussi au-delà de ses espérances, elle a continué et contourné le long barrage-réservoir, franchi deux autres affluents de la Donets plus à l’est, et atteint le troisième, la Krasna, qui irrigue la ligne nord-sud entre Svatove et Kreminna, bordée à l’ouest de la rivière par l’autoroute P 07 reliant ces deux villes à Koupiansk au nord du lac de l’Oskil. Là, l’offensive ukrainienne a atteint sa culmination et s’est enlisée dans la raspoutiza d’automne.

Les Russes ont fortifié la ligne Kreminna-Svatove puis lancé des contre-attaques sur les récentes reconquêtes ukrainiennes, simplement retranchées dans des bourgs. Elles sont toutes échoué. Les plus importantes étaient :

– Par le nord, entre Svatove et la frontière, pour reconquérir Koupiansk : échec total.

– Par le sud, entre Kreminna et les forêts de Drovina et Serebryanka qui bordent la Donets, pour reconquérir Lyman. Échec également : on se bat toujours à Dibrova, à 3 km de Kreminna et, encore plus à l’est, à Bilohorivka, bourg libéré par les Ukrainiens et frontalier de Lyssytchansk, cette ville coûteusement conquise par les Russes en juillet 2022.

Cet échec au sud et à l’ouest de Kreminna est stratégiquement très important. Les Russes voulaient reconquérir Lyman, leur ancienne pointe nord de la mâchoire qu’ils destinaient à attaquer la conurbation Sloviansk-Kramatorsk, vraie capitale industrielle du Donbass, et déloger les Ukrainiens d’un point d’appui important pour la libération de l’Oblast de Louhansk (ou de Donetsk ?) par le contournement sud de Kreminna.

Victoire à la Pyrrhus : la prise de Bakhmout. C’est le gag sinistre de cette guerre : depuis juillet 2022, les Russes ne parvenaient pas à prendre Bakhmout, pointe sud de la mâchoire dont Lyman constituait la pointe nord, pour attaquer le centre du Donbass. Depuis l’automne et la libération de Lyman, la prise de Bakhmout n’avait donc plus aucun intérêt stratégique : il n’y avait plus de « pince nord ». Sa prise ne modifierait qu’à la marge un front presque rectiligne orienté nord-sud. Même la prise de Soledar, qui à la rigueur aurait permis une petite offensive en pince contre Siviersk, n’a servi à rien d’autre qu’à tenter d’encercler Bakhmout. Il est vrai que pour réaliser cette mini-pince (encerclant seulement Siviersk) il aurait fallu au moins reprendre Lyman, ce qui a échoué.

Bakhmout pas tout à fait encerclée et pas tout à fait envahie jusqu’en mai, la prise totale de ce champ de ruine « dans ses limites administratives » n’avait aucune incidence sur la guerre : les Ukrainiens pouvait se replier de quelques kilomètres sur des positions bien plus favorables, les collines de Tchassy-Yar. La bataille s’est réduite à un pur symbole, mais de quoi ?

Pour Prigogine, « seigneur de la guerre » et propriétaire de l’armée de mercenaires qui menait l’assaut, l’armée Wagner, c’était le symbole de sa compétence supérieure face à ces incapables de l’état-major de l’armée russe régulière. Il l’a mené jusqu’à lisière ouest de la ville et a refusé d’aller plus loin (reconnaissant ainsi qu’elle ne s’inscrivait plus dans une ligne stratégique « en vue de gagner la guerre »), puis s’est lancé dans une campagne de sarcasme ridiculisant la portée de sa propre victoire qui lui a couté 10 000 hommes bien formés et sans doute 40 000 « droits communs » libérés pour lui servir de chair à canon.

Pourtant les Ukrainiens s’y sont accrochés comme Tchouïkov dans les dernières ruines de Stalingrad. Les experts occidentaux le leur ont discrètement reproché. Attendaient-ils une contre-attaque surprise de vaste contre-encerclement de l’armée Wagner, comme l’opération Uranus qui a contre-encerclé Paulus à Stalingrad ? C’est ce que sembla faire l’armée Ukrainienne dès que Bakhmout fut officiellement tombée : nous y reviendrons. Plus probablement, ce fut la décision politique d’une opération d’attrition (d’usure) de l’armée adverse, comme à Verdun. Les Russes, à l’offensive, perdirent 5 à 6 fois plus d’hommes que les Ukrainiens qui se replièrent lentement et en bon ordre pendant des mois. Ce n’était pas si avantageux quand Wagner consommait des criminels de droit commun qui acceptaient de risquer à 80 % de mourir, contre une amnistie sur des dizaines d’années de prison. Cette réserve épuisée, ce furent les meilleurs guerriers de Wagner qui se consumèrent, encore une fois dans une bataille non-stratégique, c’est à dire non « ordonnée à gagner la guerre ».

Avdiivka et Marinka. Ces deux villes de la banlieue mitoyenne de la capitale de l’Oblast, Donetsk, tenues par les Ukrainiens depuis le cessez le feu de 2015 (accord de Minsk 2) furent et restent l’enjeu du même acharnement des Russes pour les encercler ou les enlever. On se perd en conjectures sur l’intérêt de cette double bataille, sans aucun intérêt stratégique (si ce n’est coté russe la satisfaction d’avoir dégagé la capitale de l’oblast), d’autant qu’elle est menée par l’armée russe régulière, qui n’a pas le sens de la publicité de Prigogine. Mais comme à Bakhmout, les deux belligérants semblent y tenir, pour les mêmes raisons sans doute : bataille d’attrition de part et d’autre. En vain, côté russe : ce sont deux batailles aussi vaines que Bakhmout, et qui en plus sont des échecs.

Double défaite à Vulhedar. Cette ville tenue par les Ukrainiens est à la charnière entre le front Est et le front Sud de la guerre. Depuis un an, les « mil-blogueurs » russes, ces critiques pro-guerre auquel Poutine laisse une grande liberté sur le houèbe pour disposer d’une source d’information non complaisante, demandent à l’armée de la prendre, parce que c’est le point tenu par les Ukrainiens le plus proche de Marioupol et de la mer d’Azov. À mon avis, il est peu probable qu’une offensive ukrainienne parte de là, en s’exposant à une attaque de flanc des deux côtés. Mais on ne sait jamais… Autre argument : sa conquête aurait permis une attaque à revers de tout le système de défense mis en place à face à l’Est par les Ukrainiens. On peut toujours rêver… mais en tout cas l’échec fut total.

Cette fois, c’est aux fusiliers marins de la flotte du Pacifique que l’offensive a été confiée. Des troupes soi-disant d’élite. Deux offensives, deux défaites par claire incompétence tactique, la dernière ayant provoqué l’anéantissement d’une colonne de 140 chars russes. Hurlements de rage des mil-blogueurs, limogeage du patron de la flotte du Pacifique, fin de l’offensive.

Bref, sur les deux extrémités du front de l’Est (Koupiansk et Vulhedar), la campagne d’hiver russe a dépassé sa culmination. Rien d’offensif n’a été tenté sur le front du Sud, sauf des réajustements marginaux, et surtout la construction d’une véritable ligne Hindenburg (ou Maginot) pour prévenir la contre-offensive ukrainienne à venir. Échec russe sur toute la ligne… sauf la prise de Bakhmout réduite en un tas de ruines.

 Problèmes de la contre-offensive ukrainienne

Tout le monde attendait donc que les Ukrainiens repassent à l’offensive, dès la fin de la raspoutiza de printemps, en mai. Les mil-blogueurs russes en étaient déjà à proposer des plans pour après l’échec de cette offensive à venir !

Les résultats mitigés de la campagne diplomatique

Pendant tout l’hiver, les Ukrainiens ont mendié auprès de leurs alliés des chars, des munitions, des avions pour compenser ce qu’ils ont déjà perdu. L’Ukraine qui, par le Protocole de Budapest, a abandonné son armement nucléaire en 1994 en échange de la garantie de sa souveraineté et de son intégrité territoriale par les USA, la Grande-Bretagne, la France et… la Russie et la Chine, ne s’est pas dotée non plus d’une industrie d’armement ! Elle n’a obtenu que partiellement gain de cause et n’a pu équiper pendant l’hiver que 16 brigades (3 000 soldats par brigade), blindées ou motorisées, en plus de ce qu’elle aligne déjà dans sa défense. Difficile de concevoir plus d’une offensive, plus une diversion, mais l’expérience de ses deux contre-offensives d’août dernier (Kharkiv-Oskil et rive droite du Dniepr, dont on ne sait toujours pas laquelle était la diversion de l’autre) a montré qu’elle pouvait gagner les deux…

Il faut dire un mot de ce relatif échec diplomatique. D’abord, qu’il n’est que relatif. Face à l’invraisemblable félonie de la Russie, attaquant un pays dont elle était « garante » et la menaçant même de l’usage des armes nucléaires que l’Ukraine lui avait livrées en échange de cette garantie, face à la semi-félonie de la Chine dont la seule manifestation de sa « garantie » consiste à fixer à la Russie, devenue sa semi-colonie lui fournissant du pétole à prix bradé, la ligne rouge de ne pas utiliser l’arme nucléaire (certes, ce n’est pas négligeable), les trois autres pays n’ont pas reproduit, instruits par l’expérience, l’erreur des démocraties face aux fascismes, refusant toute aide à la République espagnole et interdisant même à la République tchécoslovaque de se défendre. Ces démocraties sont en somme passées de la « non-intervention » de 1936-1938 à la « non-belligérance » d’aujourd’hui : des armes oui, mais pas de troupes, et toujours trop peu, toujours trop tard, et avec des conditions d’usage militairement absurdes. Aujourd’hui, les bombardiers russes tirent leur fusées air-sol depuis la mer Caspienne, mais pas question d’utiliser les obus Himars au-delà de la frontière russe, et on fait les gros yeux si des armes belges ou américaines tombent sur le sol russe.

Face aux réserves des « grandes démocraties », l’Ukraine a pu bénéficier du soutien de tous les pays de la « ligne de front », scandinaves, baltes, Pologne, Roumanie, Moldavie, sous gouvernements sociaux-démocrates comme illibéraux, à l’exception de la très illibérale Hongrie de Orban. Même l’Allemagne, la plus grande puissance économique européenne et la plus liée à la Russie, a dû se résigner à livrer ses chars Leopard, sous la pression… des Grünen, qui eux n’ont pas oublié de lire Gandhi et savent que le pacifisme ne signifie pas la capitulation devant une agression impérialiste. Mais en fait, si l’on fait le compte des réserves qui ont « sauté » progressivement ce printemps (livraison de chars allemands et américains et de chasseurs-bombardiers d’appui au sol F-16), on s’aperçoit que les livraisons ne seront significatives… qu’à la fin de l’année voire l’an prochain. Ce qui a sans doute convaincu les Ukrainiens de déclencher l’offensive sans attendre, même avec des moyens insuffisants. Car, à trop attendre, l’armée d’occupation russe aurait le temps de se « refaire » de ses échecs de l’hiver-printemps, de compléter ses fortifications déjà redoutables, voire de repasser à l’offensive.

De plus, à part la rituelle reconnaissance de son « intégrité territoriale » (ce qui n’est pas rien), l’Ukraine n’a pas obtenu le soutien ni politique ni économique ni encore moins militaire, des nouvelles puissances dont la plupart sont caractérisées économiquement et politiquement par le « National-Capitalisme Autoritaire », le NaCA analysé par Pierre-Yves Hénin et Ahmet Insel. Ce qui nous renvoie au débat sur le « campisme », à l’idée que puisque l’Ukraine est soutenue par les États-Unis de Joe Biden et Alexandria Ocasio-Cortez et par l’Otan, il serait « progressiste » de soutenir la Russie contre l’Ukraine. Or les pays du NaCA forment avec la Russie un camp constitué, les « BRICS » (Brésil, Russie, Inde, Chine, Union Sud-Africaine) qui se réunit régulièrement tous les ans depuis 2011, et ce camp, auquel on peut rattacher par l’un ou l’autre aspect la Turquie (qui pourtant reste une amie de l’Ukraine, qui lui a fourni des drones et a fermé les Détroits, aide décisive dans les premières semaines de la guerre) et surtout l’Iran, a fait plus ou moins bloc autour de la Russie pour contourner les sanctions économiques. La judéité du Président et du Premier ministre ukrainiens leur a fait rechercher l’appui d’Israël, qui s’est (on s’en doutait) révélé du même « camp », au point que l’Ukraine cherche maintenant des appuis du coté arabe. Le cas du Brésil de Lula (auquel j’ai écrit une lettre ouverte évoquant notre vieille camaraderie) est particulièrement navrant, mais significatif de l’appartenance des élites brésiliennes notamment agro-exportatrices (presque toutes pro-Bolsonaro) à ce camp. Tous ces pays soutiennent économiquement l’agression russe, et aident à lui fournir les composants technologiques, y compris nord-américains, qui lui font défaut pour son industrie de mort.

Certes, ce camp est par nature divisé : si Poutine a adoubé Marine Le Pen comme la représentante de cet « arc » en Europe occidentale, le gouvernement d’extrême-droite italien est resté loyal envers le soutien de l’Union européenne à l’Ukraine. Et inversement, on peut être surpris de voir les pays de l’Organisation du traité de sécurité collective (l’OTAN des Russes) ne pas voter pour la Russie à l’ONU, ou l’Arabie saoudite inviter Zelensky. Mais après tout, la Seconde Guerre mondiale, dont la nature idéologico-politique était encore plus évidente (les fascistes contre les autres) nous a habitués à des camps pas très homogènes…

Le choix d’une ligne stratégique

Où les Ukrainiens ont-ils vraiment l’intention de déclencher le gros de leur contre-offensive ? C’est encore, le 18 juin, le secret le mieux gardé, et il n’est pas sûr que la décision soit déjà prise. La recherche de l’effet de surprise suggère « le plus improbable », donc par exemple de Vulhedar vers Marioupol, ou un contre-encerclement de Bakhmout, un « mini-Stalingrad ». Mais quand même il ne faut pas rêver : ces deux opérations seraient très difficiles, stratégiquement intenable depuis Vulhedar (le risque de contrattaque sur ses deux flancs serait considérable) ou inutile : reprendre le secteur de Bakhmout-Soledar serait tout aussi purement symbolique que de l’avoir perdu. Et la règle de subordonner les opérations à une ligne stratégique (« ordonner les batailles dans l’intérêt de la guerre ») pointe clairement vers deux hypothèses.

En effet, si l’on réfléchit depuis la politique et la stratégie vers la tactique, les deux objectifs partiels qui permettraient un cessez-le-feu en position favorable, c’est à dire permettant de reprendre l’offensive à tout moment si la Russie traînait à renoncer à son invasion, sont, comme je l’ai écrit en novembre dernier :

– Au Nord-Est, la libération de Starobilsk, nœud routier de tout l’oblast de Louhansk, à 70 km derrière la ligne Svatove-Kreminna, qu’il faudrait contourner par le nord, par le sud ou enfoncer au milieu. Comme, on l’a vu plus haut, les Ukrainiens sont extrêmement prudents face aux contre-attaques de flanc « à la Kharkov 43 », ils hésiteront sans doute à passer par le nord, le long de la frontière russe qu’ils n’ont d’ailleurs pas le droit de franchir, ni même d’y tirer avec des obus américains.

– Au Sud-Ouest, la libération de Melitopol, et pour commencer de Tokmak, qui couperait en deux la zone d’occupation russe, permettrait la récupération de la centrale nucléaire de Zaporija et l’isolement de la Crimée, sans risque d’une contre-attaque par le flanc ouest (le Dniepr). Il faut pour cela combiner une opération terrestre centrée sur Orikhiv, et une opération amphibie pour traverser le Dniepr. Cette traversée, les Ukrainiens l’avaient préparée en occupant les îles du delta du fleuve et même quelques kilomètres de la rive gauche autour du pont autoroutier Antonoskiy près de Kherson, détruit mais facilement récupérable par des pontonniers.

Mais cet axe était tellement évident que les Russes s’y sont préparés par de profondes lignes de fortification… et en noyant ces préparatifs sur la rive gauche dès le premier signe de la contre-offensive, par un monstrueux crime de guerre écocidaire : le dynamitage du barrage de Kakhovka.

 Où en est-on ?

Deux semaines après le début de la contre-offensive, des combats ont lieu sur l’ensemble du front et même au-delà, combinant des restes de l’offensive russe d’hiver-printemps, des contre-attaques ukrainiennes contre ces offensives, et des reconnaissances en force s’inscrivant dans la recherche des points faibles russes pour la véritable contre-offensive. Ces reconnaissances en force (c’est à dire recherchant l’affrontement pour tester l’adversaire) ont pris la forme de combats extrêmement violents, où les Ukrainiens et les experts ont mesuré que les forces russes avaient au moins gardé, de la tradition soviétique, une science indéniable de la défensive, comme ils l’avaient montré en 1943 à Koursk… et en 2022 dans la défense de leur tête de pont sur la rive droite du Dniepr, qu’il avait fallu trois mois pour percer. Certes, toutes les lignes purement défensives sont destinées à être percées (le Mur de l’Atlantique comme la Ligne Hindenburg), mais à quel prix ? C’est à l’évaluation des lignes de départ des opérations les moins coûteuses tout en restant significatives stratégiquement que les états-majors ukrainiens vont sans doute consacrer quelques jours. Risquons un tour d’horizon, dans le sens inverse des aiguilles d’une montre.

À l’extrême sud-ouest, autour d’Orikhiv. C’était l’hypothèse la plus évidente (protégée à l’ouest par le Dniepr et au plus loin des bases arrières russes) et la plus stratégique (couper en deux la zone d’occupation au niveau de Melitopol et bloquer la Crimée), et les reconnaissances en force sur ce front sont clairement une ébauche de contre-offensive à visée stratégique, où les Ukrainiens ont engagé 3 de leurs brigades formées « à l’européenne » pendant l’hiver.

Elle fut compromise d’emblée par la rupture du barrage du Dniepr. Elle devait en effet se présenter comme une pince : une offensive terrestre depuis la rive gauche (centrée sur Orikhiv), et des opérations amphibies autour de la ville de Kherson. Cette pince sud a été noyée par la rupture du barrage, mais il était trop tard pour reporter l’attaque terrestre. D’une part, en effet, les Ukrainiens avaient eu sans doute bien du mal à approcher leurs brigades du front sans se faire aussitôt bombarder ; d’autre part, le fleuve retrouvera sous peu son cours historique, et déjà de petits débarquements exploratoires ont lieu sur la rive gauche.

L’offensive terrestre fut donc lancée sur trois secteurs (contre l’ancien lac, au sud de Orikhiv et au sud d’Houliaïpole)… et très professionnellement repoussée par les Russes (c’est là que sont photographiés les quelques chars Leopard et VTT Bradley aux chenilles brisées qui tournent en boucle triomphalement sur les sites pro-russes). En quinze jours les gains ukrainiens sont minimes, les pertes lourdes de part et d’autre. La synthèse détaillée de Michel Goya relativise ce semi-échec, n’insiste pas sur la « supériorité électronique » dont se targuent les Russes (leurs progrès ont effectivement impressionné les Ukrainiens, qui se font forts de les déjouer), mais souligne une certaine immaturité tactique des brigades formées par les Occidentaux…

Vulhedar ou Velika Novosilka ? Plus à l’est, les Russes attendaient depuis un an une offensive depuis Vulhedar, le point libre ukrainien le plus proche de la mer d’Azov. Une victoire (la prise de Marioupol) serait certes encore plus fumante que l’hypothèse précédente, mais combien plus difficile ! Si difficile que l’hypothèse paraissait invraisemblable. Pourtant, les Ukrainiens ont astucieusement attaqué une trentaine de kilomètres plus à l’ouest et quasi réduit le saillant russe de Velyka Novosilka, à l’aplomb de Berdiansk (port sur la mer d’Azov entre Marioupol et Melitopol). Attaquer du fond et sur les flancs d’un saillant est en effet une tactique très avantageuse (c’est une reproduction en minuscule de la fameuse offensive Bagration sur Minsk, 1944) et c’est là que les résultats, en termes de km2 et de villages libérés, sont les plus significatifs. C’est après que les difficultés commencent. Pour diminuer la pression, les Russes ont contre-attaqué entre Vulhedar et Velyka Novosilka, mais ont été repoussés, tandis que les Ukrainiens attaquaient à Vulhedar même et progressaient d’un kilomètre.

Les banlieues de Donetsk. Montons maintenant vers le nord, sur le front Est. Là se poursuit d’abord depuis 2015 la bataille pour deux banlieues de la ville de Donetsk : Marinka et Avdiivka. C’est l’essentiel de ce qui reste de capacité offensive russe, et elle n’avance pas, car les Ukrainiens les défendent très bien. Depuis quelques jours ils passent même à la contrattaque, desserrant l’étau autour de Avdiivka. Cette double bataille, comme celle de Bakhmout, n’a aucun intérêt stratégique, si ce n’est (côté russe) de dégager les abords immédiats d’une des 3 capitales d’oblast qu’ils contrôlent depuis 2015. On voit mal les Ukrainiens lancer une offensive stratégique pour reprendre la ville (ils ne détruisent pas volontairement leurs propres villes) ni même pour l’encercler. Donc, plus probablement : bataille d’attrition pour fixer et diminuer l’adversaire.

Bakhmout. Plus au nord : Bakhmout, seule prise de toute l’offensive d’hiver des Russes. À peine Prigogine avait-il proclamé sa victoire en atteignait la limite administrative ouest d’une ville détruite, les Ukrainiens contre-attaquaient sur les deux flancs, selon deux anneaux, l’un dans la banlieue immédiate, l’autre une dizaine de kilomètres plus loin. Ils dégagent ainsi toutes les routes menant ou partant de Bakhmout vers l’ouest et le nord. L’anneau « large » de la contre-attaque, côté nord, englobe la fameuse ville industrielle de Soledar. Au sud, la contrattaque a plus de difficulté à franchir la route menant vers Donetsk. Mais du haut des collines, les Ukrainiens tiennent sous leur feu les Russes dans leurs ruines. Une situation dont Prigogine se retire, et l’armée régulière est peu chaude pour l’occuper : ce sera probablement le corps d’armée de la « République populaire du Donetsk » qui devra s’y coller.

Les Ukrainiens ont-ils vraiment l’intention de réaliser un mini-Stalingrad : fixer l’armée ennemie dans le piège d’une victoire symbolique, et quand elle croit avoir réduit les derniers défenseurs, l’encercler par une vaste pince ? En réalité ils ne semblent avoir engagé dans cette contre-attaque qu’une brigade d’assaut et aucune force d’exploitation : la 3e Brigade d’assaut indépendante, qui regroupe des anciens du régiment Azov à l’esprit « légionnaire », ayant autant que Prigogine le sens de la publicité, et profitant des chamailleries entre celui-ci et l’armée régulière. Il est vraisemblable que les Ukrainiens n’envisagent pas pour l’instant ce « mini-Stalingrad », qui ne les mènerait ensuite nulle part, stratégiquement parlant (en tout cas je ne vois pas où, mais je manque peut-être d’imagination). Une bataille plutôt symbolique, donc, vue la triste gloire mondiale acquise par la ville martyre de Bakhmout. Mais on ne sait jamais….

Kreminna-Svatove-Koupiansk. Nous sommes à l’extrémité nord-est du front, qui serait clairement la ligne de départ de « l’hypothèse stratégique n° 2 » : une offensive vers Starobilsk qui mettrait tout l’oblast de Louhansk à la portée des Ukrainiens. L’offensive d’hiver des Russes pour reprendre Lyman et Bilahorivka au sud et Koupiansk au nord ayant échoué, se poursuit une guerre de coups de main où les Russes n’ont pas tout à fait culminé et qu’apparemment les Ukrainiens ne cherchent pas (encore ?) à investir avec leurs nouvelles brigades, pour une offensive de grand style. S’ils le font, il est peu vraisemblable, je l’ai dit, qu’ils chercheront à déborder par le nord, le long de la frontière (ou alors très vite, avant de recentrer leur offensive), et de fait les combats semblent s’intensifier au sud de Kreminna.

Le mystère Belgorod. Belgorod est en quelques sorte la ville russe jumelle de Kharkiv, et c’est de là qu’était partie la contre-offensive allemande qui allait écraser l’offensive de Timochenko (2e bataille de Kharkov, 1942). Aujourd’hui c’est le « hub » logistique alimentant toutes les troupes de la zone d’occupation russe au nord-est (pour le sud il semble que ce soit Rostov).

Bizarrement, les Russes se vantent d’avoir établi une « tête de pont sur la rive ouest de l’Oskil près de Masyutivka ». C’est ridicule : nous sommes à quelques km de la frontière internationale, et les Russes tiennent naturellement TOUTE la frontière « à l’ouest de l’Oskil » depuis l’oblast de Belgorod jusqu’à la Biélorussie. De là ils pourraient lancer quand ils le veulent une offensive sur les arrières des Ukrainiens, qui du coup sont obligés de laisser un rideau de troupes jusqu’à la frontière polonaise. C’est un mystère de cette guerre : pourquoi les Russes ne le font-ils pas, ou ne le font-ils plus (rappelons qu’ils en ont été chassés pendant la première année de la guerre). Un peu comme le mystère : pourquoi les Allemands n’ont-ils jamais sérieusement attaqué à l’est de Verdun de 1915 à 1918.

En fait ce sont les Ukrainiens et les Russes anti-Poutine qui ont activé au printemps ce « front de Belgorod ». Mais il faut distinguer.

– Les Ukrainiens bombardent (avec leurs propres armes…) les lignes d’approvisionnement russes venant de l’immense hub logistique de Belgorod, mais ne s’aventureront probablement pas, pour des raisons diplomatiques évidentes, à un mouvement tournant passant par la Russie pour libérer le Louhansk (ce que ferait n’importe quel général dans une guerre « normale »). C’est la condition sourcilleuse que leur ont imposée leurs fournisseurs d’armes occidentaux, « pour éviter l’escalade ». Mais cet acharnement à perturber les lignes d’approvisionnement russes est significatif : ils n’excluent donc pas de « faire quelque chose » à partir du nord-est du front, la ligne Kreminna-Svatove-Koupiansk.

– Parallèlement, les Ukrainiens laissent de petites milices russes anti-Poutine parader côté russe jusqu’à quelques kilomètres de la frontière. C’est faux-cul (évidemment ces milices bénéficient d’un soutien Ukrainien) mais bien joué : ces incursions obligent enfin les Russes à défendre, eux aussi, cette frontière, ce dont ils se dispensaient jusqu’ici. Mais avec quelles troupes ? Finalement, c’est le « seigneur de la guerre » tchétchène, Kadirov, qui va s’y coller. Coup double : il se pose en bon élève de Poutine face au trublion Prigogine, de plus en plus rageur (il menace de se retirer en Afrique…), et d’autre part il place ses troupes dans un secteur sans grand danger. Mais on ne sait jamais…

Offensive aérienne : suite sans fin. Il fait chaud et clair désormais sur l’Ukraine et pourtant les missiles et drones s’abattent toujours à travers tout le pays, villes et villages, passant en petit nombre à travers le bouclier anti-aérien ukrainien, avec leur triste cortège de morts quotidiennes chez les civils. Cette politique cruelle n’a plus le but de détruire le potentiel électrique ukrainien. Une partie, du moins c’est ce que disent les Russes sans qu’on en ait de preuve, vise des postes de commandement ou des rassemblements de troupes pour la contre-offensive. En réalité, elle a surtout pour effet, et probablement pour but, de disperser les armes anti-aériennes fournies par les alliés américains ou européens : ces missiles sol-air défendant les civils, c’est autant d’armes qui n’iront pas sur le front.

Qui libère qui ? Les héroïques défenseurs de Bakhmout ont pu le constater : les rares civils qu’ils n’avaient pu convaincre de se réfugier ailleurs attendaient les Russes comme des libérateurs. Quel sera l’accueil réservé par les civils des Oblasts de Zaporija , de Donetsk et de Louhansk à une contre-offensive réussie ? J’ai déjà évoqué cette question dans un article précédent.

On l’a dit mille fois, il ne faut pas confondre russophone (Zelenski en était) et pro-russe, ni même le vote pour le Parti des Régions avec un soutien à l’invasion russe (Kharkiv en était l’épicentre). Le vote le plus significatif fut le référendum de 1991 : toutes ces régions ont voté à plus de 80 % pour se séparer de l’URSS et de 10 à 13 % pour y rester. C’est beaucoup plus qu’à l’ouest (0 à 4 %) mais ce n’est qu’une minorité. Seule la Crimée se distingue : elle était juive et tatare avant la Seconde Guerre mondiale, les Allemands ont tué les Juifs, Staline déporté les Tatars, elle fut repeuplée par des Russes. Elle n’a voté qu’à 53 % pour quitter l’URSS, à 42 % pour y rester.

Le Donbass (dont le cœur, Kramatorsk, n’a jamais été occupé) n’est pas « pro-russe ». Avec une dimension « de classe » : le Syndicat des mineurs et métallurgistes du Donbass est à la lutte depuis 2014 contre les milices sécessionnistes. Mais il est probable que la composition de la population a évolué dans les zones occupées depuis 2015, les pro-ukrainiens ayant fui la zone occupée, des colons russes s’étant installés, la population même pro-russe ayant été maltraitée… Qu’en résulte -t-il ? Il est possible que les pro-russes soient de 15 à 25 % dans certaines villes à libérer. Ils ne constituent qu’une minorité, mais qui pourra voir d’un mauvais œil l’avancée des armées de libération… qui est aussi l’avancée de la guerre et de ses horreurs. Notamment des règlements de compte avec les « collabos ». Nous avons connu ça…




Sur le Web : À l’aube de la contre-offensive ukrainienne

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