Le Monde
Le vrai fiasco de la Présidence française

13 décembre 2000 par Alain Lipietz

Le bilan de la présidence française du Conseil européen ne se mesure pas seulement au caractère insipide d’une Charte des Droits qu’on voulait fondamentaux, ni à la maigreur des réformes institutionnelles, salmigondis intergouvernemental écartant le vote à la majorité et le contrôle des eurodéputés sur les sujets décisifs, qui laisse une Europe ingouvernable et donc incapable de s’élargir.

Il se mesure surtout à l’immense inquiétude de la plus grande manifestation syndicale paneuropéenne de l’histoire. Il se mesure aux trains bloqués aux frontières par la police française, en totale violation du droit de libre circulation, et à la rage des jeunes " anti-mondialistes ", assimilant " Seattle, Prague et Nice " : l’OMC, le FMI et l’Union européenne. L’Europe, que nous avions rêvée patrie en formation, gouvernée par le suffrage universel, ainsi ravalée au niveau des officines anonymes de l’ultra-libéralisme globalisé : là est le plus terrible échec.

Il ne suffit pas d’incriminer, comme la presse étrangère, la proverbiale arrogance sur fond d’amateurisme des Français, incarnée par J. Chirac et P. Moscovici. Ni les pièges d’une cohabitation où chacun était persuadé que tout succès commun ne profiterait qu’au concurrent. Le mal est plus profond : la France politique n’a pas encore vraiment choisi l’Europe comme vecteur du bien commun.

Souvenons-nous. L’accord Verts-PS de 1997 n’a pu se faire que parce que la nouvelle direction socialiste, autour de Lionel Jospin, avait rejeté la confiance béate dans le traité de Maastricht et ses " critères " monétaristes : l’Europe serait sociale et écologique ou ne serait pas. Chez les eurodéputés Verts, nous les Français étions relativement confiants : " Avec la présidence française, Martine Aubry, nos 35 heures, vous allez voir ! "

On a vu. Martine Aubry, fait sans précédent, quitta la présidence du Conseil européen des affaires sociales en pleine bataille, sans soulever aucune objection. En réalité, le scepticisme à l’égard de Maastricht cachait un scepticisme de fond vis-à-vis de l’Europe elle-même comme outil et arène du progrès social. Constat annoncé par le rejet à peine poli de la déclaration " fédéraliste " de Joshka Fisher, et qui se vérifie dans les autres domaines. Ainsi de la sécurité maritime : après avoir retardé de six mois l’examen des rigoureuses propositions de la Commission de Bruxelles, le ministre des Transports communiste J-L. Gayssot, qui, lui, n’est pas tenu à la règle de l’unanimité, permet, pour obtenir quand même le consensus, de graves concessions aux pays qui défendent les intérêts de leur flotte. Le Parlement européen, expression directe de la volonté majoritaire des peuples européens, rétablit les mesures les plus urgentes, mais au prix d’un nouveau retard pour la sécurité de nos plages et de nos mers.

Ici se joue la crise de l’Europe : dans cette complicité des gouvernements pour la maintenir enfermée sous le règne de l’unanimité. C’est-à-dire comme une alliance principalement commerciale gouvernée par des traités intergouvernementaux, négociés à l’abri du regard des élus, au nom de la jalouse défense de " l’intérêt national ". Or (comme le criaient jadis ceux qui aujourd’hui se disent antimondialistes), " l’intérêt national, c’est l’intérêt du capital. " L’intergouvernementalité, l’unanimité, le droit de veto, c’est le droit pour la City londonienne et le Luxembourg de bloquer l’imposition des capitaux baladeurs jusqu’à ce que la Suisse en fasse autant, le droit pour la Grèce ou le Danemark de bloquer le contrôle des poubelles flottantes, le droit pour l’Espagne de bloquer l’écotaxe contre l’effet de serre, le droit pour la " troisième voie " britannique de bloquer les avancées sociales, etc. La faiblesse de l’Europe n’est pas son " excès d’intégration ", mais la possibilité laissée à la Grande Bretagne ou aux Pays-Bas de miner la belle résistance de Dominique Voynet au sabotage par les États-Unis du traité contre l’effet de serre.

Et le nœud de notre tragédie, c’est que cette évidence (qui explique le paradoxe que l’Europarlement, à majorité de droite mais sous le contrôle des électeurs, vote quand même des textes plus progressistes et écologistes que le Conseil européen, composé d’une majorité de gouvernements socio-démocrates) n’est pas pleinement perçue par les forces progressistes françaises, ni à gauche, ni " à la gauche de la gauche ". Ainsi, le mouvement " contre la mondialisation libérale ", au lieu de s’étiqueter " anti-libéral ", se proclame " anti-mondialiste ", s’arc-boutant sur la ligne Maginot du droit de veto national contre une Union européenne perçue comme une déclinaison locale de l’Organisation mondiale du commerce.

Cette " gauche de la gauche " s’est déchaînée à Nice contre la médiocrité de la Charte des droits et contre le passage à la règle majoritaire de l’article 133 régissant les traités commerciaux. Que la Charte soit médiocre, cela ne fait aucun doute. Cinquante ans après les Grandes Chartes de l’ONU et du Conseil de l’Europe, elle réduit le célèbre " droit au travail " à un " droit à l’accès à un bureau de placement gratuit ", et résume un demi-siècle de lutte des femmes pour le droit au divorce et le droit sur leur propre corps à un " droit de se marier et de fonder une famille. " Mais c’est justement la règle de l’unanimité, le droit de blocage accordé aux gouvernements les plus conservateurs qui en est responsable !

L’article 133 a certes permis à la France de rejeter unilatéralement l’Accord Multilatéral sur les Investissements préparé par l’OCDE. Son passage à la règle de la majorité du Conseil est réclamé par le commissaire Pascal Lamy. Or ce commissaire incarne par excellence la connexion intime entre la construction libérale de l’Europe et sa dissolution dans le libre marché mondial. Sa capacité stupéfiante à proposer à Seattle les abandons qu’en Europe, face aux eurodéputés et aux organisations non-gouvernementales, il s’était engagé à refuser, est encore dans les mémoires. Mais faut-il pousser l’anti-lamysme jusqu’à l’illusion nationaliste que les services publics et la diversité culturelle seraient mieux défendus petit État par petit État ? Oui, l’Europe doit faire bloc quand les rapports de force mondiaux sont en jeu. Et oui, son Parlement doit pouvoir contrôler rigoureusement que les accords entre l’Europe et le reste du monde ne compromettront pas les avancées d’un modèle européen original, démocratique, social et écologiste - en particulier en matière de culture et de service public.

Il faut aujourd’hui redresser la barre. La duplicité des " libéraux-européens ", les concessions de ceux qui acceptent n’importe quoi plutôt que de " ralentir la construction européenne (quelle que soit sa direction) ", n’ont fait qu’alimenter la paranoïa de ceux qui ne voient dans toute avancée européenne qu’un mauvais coup de la mondialisation. Il nous faut une Constitution européenne pour rendre la parole aux citoyens et citoyennes d’Europe. Et que les forces sociales qui s’opposent à la globalisation libérale s’emparent de la construction européenne comme jadis les forces progressistes opposèrent l’édification d’un État-providence à la toute-puissance du marché. Pour être vraiment social et écologiste, il faut aujourd’hui être vraiment européen. Pour faire aimer l’Europe, il faut définir une Europe digne d’être aimée.

Finalement, que le syndicalisme européen et les mouvements sociaux aient été les véritables vedettes de Nice est la meilleure nouvelle de ce sommet.



Reproduction autorisée avec la mention © lipietz.net (http://lipietz.net/?article176) (Retour au format normal)