Conférence-débat
Johannesburg, victoire morale

19 septembre 2002 par Alain Lipietz

[2002d] :"Après Johannesburg, les conditions politiques d’un développement durable", débat organisée par les revues Projet et Alternatives économiques avec Michel Camdessus, ancien directeur du FMI et Michel Mousel, Président de la mission interministérielle sur l’effet de serre, Paris, 19 septembre.

Le sommet de Johannesburg a été un sommet difficile, décourageant par beaucoup d’aspects. Mais il marque en réalité une bataille d’arrêt gagnée face à une offensive patronale qui aurait pu donner bien pire. En quelque sorte, on a livré une "bataille de la Marne du développement soutenable" et l’on peut donc s’attendre à quelques années de guerre des tranchées avant la percée décisive.

Et il fallait s’y attendre. Je tempêtais déjà au lendemain de Rio contre mes amis écolos, les Verts, Greenpeace, les Amis de la Terre etc. Eux disaient : "La montagne a accouché d’une souris...". Non, elle n’avait pas accouché d’une souris, elle avait accouché de Rio. Et il a fallu défendre Rio. Quand on passe son temps à dire que ce qu’on a obtenu, ce n’est rien, on n’est pas très armé ensuite pour le défendre contre ceux qui disent que c’est déjà beaucoup trop. À l’époque de l’écologie fraîche et joyeuse, c’est-à-dire Stockholm 1972, on était tous pour que la planète soit belle ! On n’avait peut-être pas mesuré combien nous sommes prêt à payer, chacun d’entre nous, pour que la planète soit belle ?

L’intérêt que la planète soit belle est celui de tous, mais il n’est que statistique. Certains peuvent vivre de mieux en mieux dans une planète qui globalement devient de plus en plus laide. Il suffit de se maintenir sur la niche, de plus en plus étroite, des plus riches. Pourquoi s’ennuyer à vouloir que ce soit valable pour tout le monde ? Le développement soutenable, c’est un choix, un choix éthique, un choix politique. Johannesburg, c’est la réaffirmation de ce choix. C’est tout, c’est beaucoup.

J’ai participé à Johannesburg sous deux casquettes. D’abord en tant qu’eurodéputé vert : le groupe des Verts au Parlement Européen avait organisé toute une série de débats. Puis j’ai participé, plutôt en tant qu’intellectuel, au débat un peu plus officiel de l’Union Internationale pour la Conservation de la Nature, organisation type UNESCO avec les représentants des pays et de leurs sociétés savantes. Ce débat s’intitulait "Ethnique, commerce et développement soutenable". Et la première table ronde (j’ai aussi participé à la troisième) avait pour titre "Private greed versus public need" : l’avidité privée contre le besoin public. La présidente de l’IUCN, Mme Yolanda Kakabadse, ayant félicité la personne qui avait trouvé ce titre, j’ai rappelé la Fable des Abeilles de Mandeville sur la façon dont les humains peuvent établir un pacte entre eux. Selon certains, le marché, en organisant la convergence des effets de la poursuite des intérêts privés, suffira à assurer l’intérêt public. D’autres disent qu’il faut une couche supplémentaire : une "morale universelle", des valeurs partagées, un engagement commun sur ces valeurs, pour que tout n’explose pas. Le premier point de vue est plus développé par Adam Smith, qui explique que ce n’est pas par philanthropie que le boulanger produit du pain. Au contraire, en produisant son pain, il espère gagner de l’argent (parce que les gens ont besoin de pain) et acheter ce dont lui a besoin. Et l’autre point de vue objecte que le marché n’aboutit pas nécessairement à cet équilibre, parce qu’il y a des rapports de force : le marché, c’est la victoire du plus fort. Par exemple, le catholicisme social se dresse immédiatement : "La liberté d’entreprise, c’est le renard libre dans le poulailler libre". Objection portée au paroxysme par les exigences du "développement soutenable".

Selon la définition du rapport Brundtland confirmée par l’ONU au sommet de Rio, il s’agit d’"un modèle de développement qui satisfait les besoins de la génération présente, à commencer par ceux des plus démunis, sans compromettre la capacité des générations suivantes à satisfaire les leurs". On oublie souvent ce petit membre de phrase "en commençant par ceux des plus démunis". Ce qui n’est pourtant pas une grosse exigence ! On peut avoir un développement de plus en plus inégalitaire, mais du moment que ceux d’en bas progressent sans arrêt, cela suffit à le rendre "soutenable". C’est ce qu’on appelle le critère de justice de Rawls. Mais en plus, il faut que cela ne compromette pas la capacité des générations suivantes à satisfaire leurs besoins. En général, on estime qu’il suffit que chaque génération préserve l’environnement, y compris le climat, la biodiversité etc., pour permettre la perpétuation de génération en génération. On "relocalise" ainsi dans la génération présente cette exigence pour les générations futures.

Certains vont dire : "le marché suffit". Pour paraphraser Mandeville ou Adam Smith, ce n’est pas parce qu’elles sont pour le développement soutenable que des entreprises comme la Générale des Eaux (Vivendi), la Lyonnaise des Eaux, etc. vont investir des milliards pour que l’eau soit saine, mais parce qu’elles y trouvent leur intérêt. Il suffit d’avoir un bon système de prix : tout le monde, en poursuivant ses intérêts sur le marché, aboutira au développement soutenable.

D’autres diront que, pour différentes raisons, il ne peut en être ainsi : parce qu’il y a des inégalités de forces, parce que les générations futures ne peuvent faire valoir leurs intérêts, parce que les dotations initiales ne sont pas optimales... Il s’agit là encore d’une très vieille idée : tout de suite après Mandeville, il y a eu une contre-attaque tout aussi imagée, avec le livre du Marquis de Sade Justine ou les infortunes de la vertu. Une jeune femme, charmante et favorable au progrès collectif, se heurte malheureusement à des gens qui la violent, la torturent en lui expliquant "Écoutez, nous avons le rapport de force pour vous infliger ça ". Elle répond : ?Mais enfin c’est affreux, vous me faites très mal ?, à quoi ils rétorquent "oui, mais nous, ça nous fait plaisir". Bref, en poursuivant nos intérêts privés nous arrivons à un résultat collectif qui n’est pas extrêmement favorable à tout le monde.

Cette option ne peux aboutir qu’à un désastre, à mon sens, et pourtant elle a failli gagner... En prenant l’ensemble de ce qui a été "bracketé" à la conférence de Bali, préparatoire à Johannesburg, c’est à dire ce qui ne faisait plus consensus, qui était mis entre crochets, parce que plusieurs délégations s’y opposaient, on voit bien que c’était justement ce qui avait été accepté comme "morale publique universelle du développement soutenable" à la conférence de Rio. Des phrases comme : "la défense de l’environnement est une obligation commune mais différenciée" (c ?est-à-dire que tout le monde doit défendre l’environnement mais tout le monde n’a pas les mêmes moyens pour le faire), qui avait fait consensus à Rio, ne faisait plus consensus dix jours avant la clôture de la conférence de Johannesburg ! Le "principe de précaution" prescrit que lorsqu’une entreprise veut lancer un nouveau produit dont elle attend monts et merveilles pour elle et la société, conformément à l’optimisme de Mandeville ou d’Adam Smith, alors l’État, la puissance qui a le monopole de la puissance légitime, doit lui interdire de le faire s’il y a un risque de catastrophe. Ce principe a lui aussi été mis entre crochets. Et on pourrait multiplier les exemples.

Finalement, les crochets sont tombés. On est revenu à la morale publique collective de Rio. Et c’est déjà magnifique, car nous sortons de dix années de recul. Nous sommes passés par la conférence de Marrakech qui a lancé l’Organisation Mondiale du Commerce. Avec L’OMC, l’humanité semblait répudier Rio et s’assigner comme seule forme de régulation, le respect des lois sacro-saintes du marché. Avec pour résultat ces procès extraordinaires, découlant des normes de l’OMC, où un fermier américain, contaminé par des OGMs, se voyait condamné par un tribunal pour utilisation (même si par le biais du vent et donc non consentie !) de graines génétiquement modifiées, brevetées par Monsanto... Ce recul a bien failli être gravé dans le marbre à Johannesburg.

Les Verts, les ONGs écologistes voulaient établir une hiérarchie des normes : les normes internationales de défense de l’environnement, comme celles de défense des droits sociaux, comme celles des droits de l’Homme, devaient l’emporter sur la liberté du commerce. L’IUCN avait préparé une formulation. de compromis disant que l’OMC et les accords internationaux de l’environnement devaient être "mutually supportive", c ?est-à-dire se renforcer l’un l’autre. Et bien même cela avait été brackété ! Les grandes puissances n’en voulaient pas. Il s’agissait donc vraiment la bataille de la Marne. En dessous de la ligne de Johannesburg, tout était perdu.

La question est : pourquoi ? Qu’est ce qui a tenté de détruire l’esprit de Rio ? D’abord et tout simplement des intérêts extrêmement puissants, qui avaient été sous-estimés à Stockholm et encore sous-estimés à Rio. La formule de Georges Bush Père, à Rio : "Notre mode de vie n’est pas négociable", traduction en quelque sorte de la formule sadienne : "Je suis puissant donc je vous fais ce que je veux" était devenue la norme pour beaucoup de gens. Face à cela, l’intérêt collectif ne pouvait pas prévaloir si facilement.

Ensuite, à Johannesburg, l’Union Européenne (et le président Chirac) a semblé prendre la tête du combat pour le développement durable. Et nous avons gagné sur le maintien des formulations, c ?est-à-dire sur la proclamation de la vertu. Ce qui est déjà bien mieux que le cynisme ou que le sadisme. L’hypocrisie, c’est mieux que le cynisme ou que le sadisme, saluer la vertu sans la pratiquer soi-même, c’est mieux que nier la nécessité de normes éthiques.

Sauf que la faiblesse de l’hypocrisie, c’est qu’elle ne convainc pas. Nous, l’Europe, ne pouvions convaincre. Quand l’UE dit au Groupe des 77 (les pays du tiers-monde) qu’il faudrait prendre telle ou telle mesure, eux répondent qu’il faudrait commencer chez nous, et en les aidant.

Il y a un cas où ça a marché, c’est la lutte contre l’effet de serre. L’Europe a effectivement, parce qu’elle y avait intérêt, parce qu’elle avait les technologies, pris des mesures contre l’effet de serre et a pu convaincre le groupe des 77 et ce nouveau pays du tiers monde qu’est la Russie, de ratifier les accords de Kyoto. Et c’est une énorme victoire, peut-être la seule vraie victoire de Johannesburg : elle prive les États-Unis d’une minorité de blocage.

Mais sur tous les autres sujets...! Prenons l’exemple de l’eau. Comme dit Gilles Deleuze, le ministre Écolo belge, s’engager d’ici 2015 à diviser par deux le nombre de gens qui n’ont pas accès à une eau saine, pour la Belgique, ce n’est pas la ruine. Pour avoir la même exigence de la part du Niger, il faut quand même trouver des moyens plus importants. Et comme l’Europe n’a pas été capable de prendre la décision de réaliser ses engagements de Rio (c ?est-à-dire 0,7 % pour l’aide internationale au développement), il lui était assez difficile d’être crue, d’être soutenue.

De même, nous n’avons pas soutenu le groupe des "mégadivers" (groupe de pays où se rassemble l’essentiel de la biodiversité) à la conférence de La Haye, il y a 6 mois, quant aux droits des peuples indigènes sur la biodiversité qu’ils ont développée et protégée au péril de leur vie. De même nous n’avons pas démantelé les subventions agricoles à l’exportation, qui les efforts du Tiers-Monde pour développer une agriculture, qu’elle soit vivrière ou d’exportation. Comment pouvions-nous être crus ?

L’Europe se veut championne de la défense de ce que, dans un article maintenant célèbre de Richard Kagan, on appelle le modèle "Kantien", c’est-à-dire un modèle de relations internationales impliquant une morale de type laïc universaliste, face aux États-Unis qui eux défendraient un modèle de type Hobbesien, c’est à dire : "que le meilleur gagne, je suis puissant donc je vous impose ma loi". Comment l’Europe peut-elle convaincre le reste du monde d’être Kantien, de regarder l’intérêt général et de se le poser à soi-même comme règle universelle, quand elle ne pratique pas, au-dehors et même souvent au-dedans, cette maxime qu’elle prône pour les autres ?

Je crois que c’est ça, le blocage principal. Donc, on compte sur vous, citoyens et citoyennes d’Europe. Nous comptons sur vous pour aligner les pratiques sur le discours de l’Europe, pour rendre le discours européen plus convaincant, pour faire demain du développement soutenable une réalité, mis en ½uvre par le monde entier.

QUESTIONS POSÉES AU COURS DU DEBAT

Question démocratie, avec lien sur la question de l’eau

Je viens de lire la question écrite suivante : ? C’est une soirée sur le développement durable : j’aimerais savoir pourquoi chaque invité a une bouteille d’eau ? l’eau étant un grand problème environnemental. ? Le problème soulevé par cet auditeur n’est pas celui de l’eau, ici en petite quantité, mais celui de la bouteille. Bouteille en PET et pas en PVC, donc recyclable. Mais est-il malin de faire des bouteilles recyclables quand on pourrait faire des carafes qui, elles, nécessiteront beaucoup moins d’énergie et qu’il suffira de laver après usage ?

Le problème est beaucoup plus général : la contradiction entre le discours que porte l’Europe, ses experts environnementaux etc. et puis sa pratique réelle. Ici, le problème est moindre mais c’est toujours celui auquel on se heurte quotidiennement quand on essaye de faire valoir un point de vue faisant non seulement référence aux grands principe du développement soutenable mais le pratiquant réellement.

Prenons d’abord la question de l’eau. Nous avions, le groupe des Verts au Parlement Européen, organisé justement plusieurs évènements sur la question de l’eau, dont un grand débat organisé dans le Township d’Alexandra, à coté du quartier d’affaires de Stanton où avait lieu la conférence. Ça a été très compliqué mais extrêmement intéressant. Il y avait quatre acteurs : les syndicalistes, les habitants, les représentants de l’administration (le directeur du ministère de l’eau et le président des eaux du grand Jo’Burg) et les entreprises. Donc le groupe Suez était présent car il venait de se voir attribuer la distribution de l’eau du Grand Jo’Burg. Et c’est vrai que ce débat était extrêmement important, il était même nécessaire. La définition qu’on donne du développement soutenable : "satisfaire les besoins des générations présentes en commençant par ceux des plus démunis, en garantissant la possibilité pour les générations suivantes de satisfaire les leurs", eh bien, les trois termes sont problématiques. Vous ne pouvez pas dire quels sont les besoins, vous ne pouvez pas préciser qui sont les plus démunis et par qui il faut commencer, vous ne pouvez pas non plus dire exactement quels sont les droits des générations futures sur nous-mêmes, sans la démocratie. Parce que c’est la démocratie qui viendra trancher. Et la démocratie ce n’est pas que le vote. C’est aussi le débat éclairé. J’avais un ami qui disait : "quand on vote c’est que la démocratie a échoué". C’est vrai que normalement si on discutait bien on devrait aller à une convergence....

Dans l’exemple de l’eau, on arrive vite à l’idée qu’il faudrait idéalement que ce soit un bien public, libre d’accès pour les plus pauvres etc. Les pauvres seraient en fait prêts à payer, mais la plupart du temps, ils prennent n’importe quelle eau : j’ai vu à Mexico des gens ouvrir à coup de pioche les conduits dont on ne sait s ?ils apportent l’eau propre ou évacuent de l’eau sale. Beaucoup de gens ne payent pas, mais il faut voir quelle eau ils ont, et c’est de ceux-là dont on parle quand on parle d’amener de l’eau correctement assainie à tous. Normalement, il faudrait que ce soit gratuit pour eux. Mais il faut appliquer le principe pollueur payeur. Parce que vous savez que l’eau en France est quasiment gratuite pour les industriels et les agriculteurs. Si on faisait payer l’eau à sa valeur externe (c ?est-à-dire combien ça coûte pour la société, pour l’environnement...), elle deviendrait chère. Les syndicats disent :"nous voulons bien travailler dans un service public, mais il faut avoir les droits d’un service public" en terme de sécurité de l’emploi etc. Et enfin les entreprises disent :"la privatisation de l’eau ne nous intéresse pas.". Elles veulent dire que même si dans certains coins, des entreprises possèdent des sources, ou des réservoirs d’eau, en général une entreprise, qui est là pour assainir l’eau, n’est pas intéressée par la propriété de l’eau. Ce qu’elle veut c’est que l’État lui concède un package qui est "tout le service de l’eau", et non pas seulement la machine qui sert à assainir l’eau.

Vous voyez le type de contradictions. Cela ne peut passer que par la démocratie et c’est complexe. À un certain moment, il faut trancher sur le partage entre la responsabilité individuelle, le marché et le service public gratuit. Et ça c’est de la démocratie. Et comment le système doit-il marcher ? Le service de l’eau doit rester un service public, même si les fournisseurs du service public de l’eau sont des entreprises privées. On ne va pas demander de nationaliser la production des tuyaux. En revanche, la décision sur où vont les tuyaux comme sur la facturation doit rester sous contrôle démocratique. Le rôle de la population, des agents envoyés, la mobilisation des travailleurs municipaux, la compétence, les savoirs faire, la technicité des ingénieurs d’État ou des techniciens municipaux, doivent monter progressivement. Le président des eaux de Jo’Burg m ?a demandé : "Mais alors, que recommandez-vous ? Que doit-on vérifier d’abord pour contrôler la Lyonnaise des eaux ? S’ils respectent bien les normes ?"

J’ai dit : " Non. Les normes, ils les respecteront en général. Mais ils vous feront payer trois fois plus cher pour respecter une nouvelle norme alors qu’il y a des moyens beaucoup plus simples très souvent. L’épandage etc., des choses extrêmement vieilles, que l’on peut développer par un partenariat par en bas, permettent de résoudre très souvent les problèmes de l’eau, pour beaucoup moins cher que ce que proposent ceux qui auront intérêt à vous vendre une station d’épuration."

Service public ne veut pas forcément dire entreprise publique. Mais pour les décisions, y compris pour le choix des techniques, ça doit rester l’objet de délibération et décision politiques.

L’idée du legs comme droit des générations futures.

Le principe du legs peut-il fonder le droit de l ?environnement ?

Attention ce n’est pas un droit pour nous. C’est un droit pour les générations futures et c’est aussi un devoir pour nous de léguer à la génération future les conditions de satisfaire ses besoins et c’est ça le principe du développement soutenable. On tombe encore sur la dure réalité de forger des lois. Par exemple, en ce moment, je suis le rapporteur au Parlement Européen, sur la directive européenne, c’est à dire la loi européenne, sur la responsabilité civile des entreprises en matière d’environnement. La Commission, c ?est-à-dire le gouvernement européen, a fait un projet de loi qui semble très bien. Il dit que tous les dégâts commis par les entreprises doivent être payés jusqu’à la lie, c’est à dire jusqu’à la remise en état. On a ici vraiment l’idée du legs pur et simple. On applique le vieux principe écologiste qui dit que nous n’héritons pas la nature de la générations précédente, nous l’empruntons aux générations suivantes, donc on doit la remettre en état si on l’abîme.

Mais dans la directive, il y a tellement d’exceptions que cela lui ôte tout intérêt, et en tant que rapporteur, je supprime toute exception pour qu’on applique vraiment le principe pollueur-payeur. Je dis aussi qu’en plus, puisqu ?une entreprise, après une catastrophe écologique, peut faire faillite, il faut un système d’assurance. C’est ce que proposait Pigou : les locomotives qui crachent des étincelles et mettent le feu aux champs, il faut obliger leurs propriétaires à mettre de l’argent dans un pot pour indemnité (il inventait ainsi l’assurance responsabilité civile). Et par un système de bonus-malus, on oblige aussi les entreprises de chemin de fer à utiliser des locomotives moins dangereuses. Je suis pigouvien : je mets un amendement pour rendre l’assurance obligatoire. Je vois arriver le lobby de l’assurance qui me dit : "Oui, oui, vous avez tout à fait raison, ça nous fera un marché. Mais on ne veut pas assurer n’importe quoi, si on ne sait pas ce qu’on assume. Remettre en état, ça veut dire quoi ? Supposez que la firme industrielle qui a lancé sur le marché le Gaucho (un pesticide qui tue les abeilles) soit condamnée et qu’elle ai été assurée contre cette condamnation. On arrête de répandre du Gaucho dans les champs et les abeilles ne reviennent pas. Nous les assurances, on paye jusqu’à quand ? On ne va pas attendre les abeilles 107 ans ! ?

Il y a ainsi toute une série de problèmes et il n’y a pas de règle. Les choses qui paraissent les plus évidentes, les grands principes, quand on essaye de les concrétiser, seule la démocratie, la confrontation des intérêts (évidemment les lobbies mais aussi ce que la société est prête à accepter) permettent de trouver une solution. Tout ça c’est de la démocratie.

La diversité culturelle

Durant le débat de l’IUCN, nous avons commencé par définir la nécessité d’une éthique partagée par la planète si elle veut se sauver. Mais la question de la troisième table ronde, à laquelle je participais également, était posée ainsi : "Est-ce que pour défendre des valeurs universelles il faut défendre des systèmes de valeurs locaux ?" J’ai évidemment parlé de l’exemple de l’anglais : nous étions tous obligés de parler anglais et comme je ne pensais pas en anglais, j’avais du mal à dire ce que je pensais. Sauf qu’à la conférence de Jo’Burg, ce n’est pas du tout cette diversité culturelle-là qui a été prise en compte. L’ultime point de blocage dans les négociations (comme à la conférence sur la population au Caire et sur les femmes à Beijing) a rassemblé le Vatican, l’Arabie Saoudite et les États-Unis, qui ont bloqué à mort pour empêcher que soit reconnu le droit des femmes sur leurs propres corps (il y avait évidemment derrière l’excision, l’avortement et la contraception). Il a fallu une coalition du reste du monde pour trouver une formulation mettant les droits humains au-dessus du respect des diversités culturelles et religieuses.

C’est une très grande difficulté et c’est aussi un problème fondamental de la démocratie. Je plaide pour trouver un compromis entre l’universalisme et la nécessité de respecter la diversité culturelle. Je crois que les valeurs universelles de l’être humain sont un processus de construction prolongée, démocratique, par un dialogue dont les briques initiales sont les cultures et les morales déjà acceptée par les communautés locales. Donc il y a un processus de construction indéfini, qui durera encore des milliers d’années. Au départ de la civilisation occidentale, le côté chrétien n’était pas du tout écologiste : croissez, multipliez, occupez toute la planète, comblez les vallées et arasez les montagnes. Du côté grec, ce n’était pas mieux. Il n’y en avait que pour les Athéniens. Et pour les métèques, femmes, esclaves et compagnie, sans compter les animaux, rien du tout. On a progressivement construit nos valeurs. Et l’Europe doit l’admettre, le reconnaître et faire son autocritique sur le fait que, n’avoir pas reconnu à temps certaines valeurs a été désastreux pour d’autres continents : pillages, esclavage etc...

La question de l’unilateralisme américain.

On n’arrivera à le faire reculer que par une alliance entre l’Union Européenne et le reste des peuples de la terre. Mais cela suppose de balayer d’abord devant sa porte. On n’arrivera pas à convaincre si tout notre langage démocratique, droits-de-l’Hommiste, développement-soutenabliste, est perçu par les autres comme un festival d’hypocrisie. Même si, encore une fois, l’hypocrisie, c’est mieux que le cynisme. On réduira l’hégémonie américaine et on changera les mentalités aux États-Unis en donnant d’abord nous mêmes l’exemple. J’ai dit que Kyoto était exemplaire, on a réussi à encercler les États-Unis. Mais en même temps, sur la Convention sur la Biodiversité, nous les Européens, nous sommes les méchants, nous sommes du mauvais côté, nous sommes du côté des Nord-Américains. Pourquoi ? Parce que, pour le climat, on utilise déjà 2 fois et demi moins d’énergie par euro produit que les Américains. On a une rente technologique sur l’énergie par rapport aux États-Unis. Sur la biodiversité, non. On est en rivalité commerciale avec eux pour s’approprier la biodiversité du monde en cassant les cultures indigènes, en envahissant et en détruisant les productions locales etc. On est en train de détruire la capacité des paysans du monde à se nourrir et à nourrir leur propre peuple et cela, les gens le comprennent plus facilement que la nécessité de sauver le climat. Tant qu’on n’arrivera pas à devenir exemplaire sur les questions de la biodiversité et la question de la nourriture qui vient immédiatement derrière, nous n’arriverons pas à construire une alliance pour isoler les États-Unis.

Kantisme

Je voulais simplement dire que le principe auquel faisait allusion Richard Kagan, c’est : "Agis de telle sorte que ton action puisse être érigée en règle universelle". Ce n’est pas très différent d’un principe chrétien : ? aime ton prochain comme toi même ?, cela revient très exactement à la même chose, et d’une certaine manière cela revient au même que le développement soutenable. C’est la fameuse question des Chinois. Si on trouve insoutenable (du point de vue de l ?effet de serre) que tous les Chinois aient des voitures voire des mobylettes, de quel droit, moi Français moyen j’en ai 1,8 par ménage ?

Le problème est que notre mode de vie n’est pas généralisable. Il n’est pas kantien. C’est donc aussi une question pour chacun de nous, et pas seulement pour les gouvernements. Si on veut être kantien, alors les Chinois on droit à la même chose que nous. Et combien j’ai le droit de faire de gaz carbonique ? 500kg par an. Il faut partir avec son compteur, c’est ça être kantien ! Évidemment, tout le monde n’est pas vertueux. Et c’est là le fond du problème. La vertu est nécessaire, c’est la base de la démocratie disait Montesquieu. Malheureusement pour 60 % de vertueux grand maximum, il va y avoir 40 % qui vont demander une contrainte légale pour être aussi vertueux que les autres.

Faut-il une organisation internationale de l’environnement ?

On a beaucoup discuté de ça. Les Verts le prônent. Donc le directeur du PNUE, qui est candidat à être cette organisation, est venu nous voir et nous a dit : "Ben oui, nous on aimerait bien être une agence de l’ONU au sens de l’OMC (enfin l’OMC n’est pas tout à fait l’ONU) et de l’OMS, alors que nous sommes seulement un Programme des Nations Unies pour l’Environnement". Il avançait deux arguments. D’abord un argument de simplification des négociations. Le PNUE est déjà dépositaire de pas mal de conventions internationales. Pour un petit pays du tiers-monde, c’est un cauchemar d’envoyer quelqu’un en négociation dans une conférence internationale. Les États-Unis arrivent avec 500 personnes mêmes aux conventions qu’ils n’ont pas signées ! Il serait préférable pour un pays africain d’avoir une organisation qui s’occupe de toutes les conférences et des négociations. Mais surtout ce qui est intéressant dans le cadre de l’OMS Organisation Mondiale de la Santé), c’est que comme l’OMC, elle dit le droit, et elle est plus forte que l’OMC. Quand l’OMS dit : "Là, il y a la fièvre aphteuse", c’est terminé, tous les pays ont le droit d’ériger des barrières douanières. Et l’OMC n’a rien à dire. On ne lui demande même pas son avis.

Arrivera t-on un jour à ce qu’une organisation mondiale de l’environnement ait le droit de dire : "Attendez, tel pays est en train de violer les accords de Kyoto, il est entrain de dépasser de 20 % cette année son quota de gaz carbonique. Donc vous avez le droit de prendre toutes les sanctions que vous voulez contre lui, d ?ailleurs c’est un récidiviste, qui n’a pas payé son amende de l’année dernière etc. etc." ? À ce moment-là, oui on pourra dire qu’on a uneOrganisationMondialedel’Environnement.Quand on aura la capacité que non seulement le droit soit dit, que les principes soientconcrétisés dans des lois, des conventions etc., que ces conventions se concrétiseront encore plus dans le droit pratique (protocoles, etc.), il faudra qu’il y ait un juge, un juge indépendant pour éviter que ce juge ne serve en fait à camoufler du ? protectionnisme mesquin ?, comme on dit. Et puis, il faut ensuite une force pour appliquer la décision du juge.

La décision de boycott économique est la plus simple. Elle ne demande la mise en place d’aucune gendarmerie internationale. Il y aura peut-être des cas où une gendarmerie internationale sera nécessaire. Mais cette gendarmerie et le boycott ne seront reçus comme légitimes que si, premièrement, ce n’est pas un système de "deux poids, deux mesures" (grand débat Mexique- États-Unis sur les filets à thons qui piègent les dauphins...) et puis, deuxièmement, les sanctions doivent tenir compte des plus faibles dans les pays contre qui sont exercées les sanctions. Il faudra probablement un droit d’appel d’une certaine façon.

Cette conférence se passait en Afrique du Sud, pays qui a connu les boycotts les plus célèbres de l’histoire de l’après-guerre, contre le régime de l ?apartheid. Ça a commencé avec les oranges, ça s’est terminé par un boycott général et finalement l’apartheid s’est écroulé, mais nous avons toujours bénéficié du soutien des mouvements populaires victimes de l’apartheid. Et je crois qu’il est absolument vital, dans ces questions-là, d’obtenir le soutien des gens, de montrer que si l’on fait cela ce n’est pas contre eux, que c’est leur avenir privé, leur santé, l’avenir de leurs enfants qui est en question, et pas simplement l’abstraction d’un avenir de la planète. Parce que finalement, la planète, c’est nous tous, et les plantes, les animaux dont nous avons la charge.

Vous pouvez lire le résumé de cette conférence, publié par la revue EcoRev’,revue critique d’écologie politique.



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