Environnement : le face-à-face Nord/Sud
Politique internationale

1992 par Alain Lipietz

[1992f] " Environnement : le face-à-face Nord/Sud ", Politique internationale n°55, Printemps 1992.

La conférence des Nations unies sur l’environnement et le développement (CNUED), qui se tiendra à Rio de Janeiro en juin 1992, marque une étape importante dans le processus de reconnaissance et d’allocation internationale des « biens collectifs planétaires » (global commons). Ce mouvement ne peut se comparer qu’au mouvement des « enclosures » des champs communaux, à l’aube de la révolution bourgeoise au XVIIIe siècle [1].

A cette différence près que le processus est aujourd’hui mondial. Il y a quelques années, deux conventions internationales sur l’espace maritime et sur la couche d’ozone ont déjà réglementé l’utilisation de la mer et de l’air. Mais, cette fois-ci, avec la négociation des Conventions sur le climat et la biodiversité [2], il s’agit bel et bien de restreindre la souveraineté nationale au nom de la prise en compte des biens collectifs globaux. A la veille de cette échéance capitale, force est de constater que les intérêts des uns ne coïncident pas nécessairement avec les aspirations des autres.
Une révolution globale ?
La tâche essentielle des négociateurs de Rio consistera à reconnaître que ces biens collectifs (l’atmosphère et la biodiversité, notamment) existent, qu’ils sont physiquement limités, et que la non-régulation de leur accès fait peser sur nous une menace à très court terme.

Cette reconnaissance débouche sur la création de nouveaux droits : dotations initiales, droits d’usage, contrôle des transferts, sanction aux contrevenants. Mais comme au temps des enclosures, les plus pauvres risquent de se retrouver exclus du bénéfice des global commons. Et cela dans un monde déchiré par les inégalités et les conflits d’intérêts.

La première ligne de fracture sépare le Nord et le Sud. Mettre l’accent sur l’impossibilité écologique, pour les pays déshérités, d’accéder à un mode de vie comparable à celui du Nord peut être assimilé à une sorte de « colonialisme écologique ». D’où l’importance capitale de l’allocation initiale des droits. Les possibilités de « développement soutenable » [3] au Sud exigent, en effet, d’énormes transferts de fonds et de technologies. C’est pourquoi la crise de l’environnement ne saurait être dissociée du problème de la dette et, plus généralement, de celui du développement.

Tous les pays du Sud ne partagent pas la même vision des choses. Les pays les moins avancés, l’Inde en particulier, s’opposent fermement aux mesures qui ignoreraient la différence radicale entre les coûts écologiques de la satisfaction des besoins humains fondamentaux (notamment les pollutions d’origine agropastorale), et les coûts liés aux consommations, jugées superflues, du Nord (automobiles, etc.). Certains nouveaux pays industrialisés, Malaisie en tête, considèrent, eux, que toute entrave à l’industrialisation constitue une forme de protectionnisme de la part du Nord.

Les tensions sont d’autant plus vives que cette tentative de création d’un « nouveau droit international » a connu avec la guerre du Golfe un précédent fâcheux, qui a défavorablement impressionné nombre d’Etats et d’opinions publiques du tiers-monde. Les risques de « deux poids, deux mesures », qui découlent de la confusion entre le législatif, le judiciaire, et l’exécutif (en l’occurrence les membres permanents du Conseil de sécurité), suscitent une réaction de rejet envers toute législation internationale visant à limiter la souveraineté nationale.

Au Nord, les divergences sont aussi tranchées. Les tenants du modèle de production et de consommation dominant (les industriels, mais aussi les citoyens en tant que consommateurs) se heurtent aux mouvements sociaux qui critiquent ce modèle. Sur le terrain diplomatique, les partisans de l’affrontement avec le tiers-monde en décousent avec ceux qui ½uvrent en faveur d’un rapprochement. La guerre du Golfe l’a montré : ces clivages, qui traversent chaque pays, se recoupent largement. Ces derniers temps, la diplomatie américaine privilégie une ligne de « conservation du modèle en vigueur » et, donc, de confrontation à terme avec le tiers-monde. En Europe, au contraire, la tendance à la « précaution » (face à la montée des périls) et à la négociation avec nos voisins du Sud semble l’emporter.
L’exemple de l’effet de serre
La lutte contre la dérive de l’effet de serre est l’un des exemples les plus travaillés par les écologues et les économistes [4]. Si la réalité du phénomène ne laisse aucun doute, l’incertitude sur son rythme et son ampleur a, en revanche, fait l’objet de manipulations réciproques du scientifique et du politique. Quoi qu’il en soit, tous les modèles, depuis celui d’ Arrhénius en 1896, s’accordent à prévoir un réchauffement de 2 à 50 dans l’hypothèse d’un doublement du CO2 (soit l’ordre d’amplitude d’une variation inter-glaciations).
Le débat sur les coûts et les moyens, ou Goldemberg contre Nordhaus
Face à cette situation, certains recommandent, en vertu du « principe de précaution », de substituer aux procédés actuels des techniques plus économes en dégagement de gaz à effet de serre. Economiser l’énergie est, en effet, l’un des meilleurs moyens de lutter contre le réchauffement de la Terre.

Dans cette optique « technicienne », une équipe de chercheurs, dirigée par le Brésilien J. Goldemberg [5], a présenté une brillante synthèse. Pour offrir en 2020 à l’humanité tout entière le niveau de confort d’une famille européenne de 1975, il en coûterait, grâce aux techniques économes connues, une croissance de seulement 20% du taux de CO2 dans l’atmosphère. Mais ce scénario ne dit pas comment convaincre les agents de réaliser les investissements nécessaires.

Autres méthodes, autres conclusions : l’économiste W.D. Nordhaus [6] a calculé, grâce aux instruments standards de l’économie, que, compte tenu du taux d’actualisation retenu [7], il serait « déraisonnable », voire « stupide », de s’obstiner à vouloir réduire significativement la dérive de l’effet de serre. Il faut toutefois préciser que, pour Nordhaus, les dégâts provoqués par l’effet de serre se résument aux seules baisses de rendement de l’agriculture américaine. Il néglige, par exemple, les famines, les catastrophes du Bangladesh et le drame que représentent les migrations de centaines de millions d’hommes. A l’inverse, les coûts de la lutte contre le réchauffement sont surestimés. Au nom d’un taux d’actualisation qui rétrécit l’horizon économique individuel, l’ humanité est ainsi dispensée de se soucier du sort de ses petits-enfants. Tout cela n’aurait guère d’importance si cet économisme étroit ne servait de base théorique à la « politique de blocage » qui est celle des États-Unis dans la négociation climat...
Le débat sur les responsabilités et les droits : Agarwal contre WRI
Le débat sur les « responsabilités » dans la dérive de l’effet de serre fut, involontairement ou non, relancé par la publication du rapport 1990-1991 du World Resources Institute, institution liée à l’Administration américaine. Ce rapport propose une évaluation exhaustive de la production des gaz responsables du phénomène - y compris les incendies de forêts et le méthane dégagé par les rizières et les bovins du Sud -, pays par pays. Compte tenu du fait que la terre et la mer en réabsorbent environ la moitié, il est possible, en réallouant ces « puits naturels » au prorata des émissions brutes, de calculer les émissions nettes.

Extrêmement révélateur, le classement obtenu montre que la contribution du Sud est presque équivalente à celle du Nord. Les plus gros pollueurs sont, dans l’ordre décroissant : les États-Unis, l’URSS, le Brésil, la Chine et l’Inde.

Ce « tir groupé » du tiers-monde pour la médaille de bronze de l’effet de serre provoqua une vive réaction du Center for Science and Environment de New Delhi, dans un contre-rapport d’Anil Agarwal et Sunita Narain, qui n’hésitent pas à parler de « colonialisme environnemental » [8]. Leur première critique est d’ordre éthique : on ne peut pas, selon eux, assimiler les dégagements de gaz à effet de serre liés à la production alimentaire des paysans pauvres aux émissions de CO2 dues à la combustion industrielle des pays nantis. La seconde critique est juridique : s’il est vrai que la capacité de recyclage de la biosphère permet d’éliminer la moitié du CO2 émis, ce « bien commun global » doit être équitablement réparti entre tous les hommes. La production nette d’un pays doit donc être mesurée en retranchant de la production brute le quota du « bien commun » auquel lui donne droit la part de sa population dans la population mondiale. On constate alors que les pays du Nord dépassent largement leur quota, et que la plupart des pays du Sud sont loin de saturer le leur.

L’enjeu de la négociation climat est évident : il s’agit, répétons-le, de la clé de répartition initiale d’un bien commun. Alors que la démarche du WRI vise à une stabilisation ou à une décroissance en pourcentage pays par pays, le CSE, lui, préconise la distribution du « bien commun » sous forme de quotas (permits) au prorata de la population des pays. L’excédent par rapport au quota serait frappé d’une amende dissuasive qui alimenterait un fonds mondial de lutte contre l’effet de serre. Quant aux quotas eux-mêmes, ils pourraient être rachetés à ceux qui n’en ont pas l’usage.
La négociation internationale
La négociation internationale se déroule dans plusieurs cadres : la négociation de la Convention climat, les Comités préparatoires de la CNUED (Prep-Com), et les instances régulières des Nations unies, telle la Conférence des Nations unies sur le commerce et, le développement (CNUCED). Dans la négociation climat, les États-Unis s’en tiennent, on l’a dit, à une attitude « attentiste », dans le droit fil des théories de Nordhaus.

Les Prep-Com

A l’évidence, les Américains cherchent à minimiser leur part de responsabilité dans le réchauffement mondial. Pour eux, Rio doit d’abord régler des problèmes d’environnement ; or, à leurs yeux, l’environnement se réduit à la forêt tropicale ; quant au CO2, les coupables ne sont autres que les incendies de forêts !

Lors du troisième Prep-Com, qui a eu lieu à Genève à l’été 1991, les États du Sud ont néanmoins réussi à inscrire à l’ordre du jour de la conférence le thème du développement, au même titre que celui de l’environnement. Cette offensive des pays du tiers-monde, rassemblés au sein du Groupe des 77 [9], a été fortement appuyée par les ONG du Sud, en particulier le très actif Third World Network de Malaisie.

En fait, le Sud vient de remonter la barre très haut, là où il l’avait placée dans les années 70 lors de la négociation avortée du fameux « nouvel ordre économique international ». Ce volet « transsectoriel » de la négociation a été au centre des discussions du quatrième Prep-Com, qui s’est tenu à New York, en mars dernier. Certes, depuis les années 70, la position des pays du Sud s’est fortement dégradée : la disparition de la rivalité américano-soviétique les a privés d’alliés (ils pouvaient alors jouer l’un contre l’autre) ; des bastions comme l’OPEP sont considérablement affaiblis ; les pays les plus nationalistes croulent sous le poids de leur endettement. Pourtant, ils ont le sentiment d’avoir trouvé avec la CNUED une « fenêtre » conjoncturelle qui pourrait leur permettre de jouer quelques cartes. D’autant que les pays du Nord sont demandeurs : pour éviter une crise écologique globale, dont ils perçoivent les premiers signes, ils pressent le tiers-monde de se joindre à leurs efforts.

Le Sud lui même commence à prendre conscience des urgences. Qu’on le comprenne bien : il n’est pas hostile à la défense de l’environnement ; il refuse simplement que cette nouvelle croisade dresse des obstacles supplémentaires sur la route du développement. Mais pour certains pays, ravagés par des crises écologiques locales (désertification, érosion, manque d’eau), le développement passe prioritairement par l’amélioration de l’environnement. Tels des chefs syndicaux qui s’efforcent de concilier des points de vue contradictoires, l’Inde et la Chine sont parvenues à mettre tous les pays du Sud d’accord. Ils acceptent désormais d’améliorer leur efficience énergétique, à condition que le Nord - qu’ils considèrent comme le seul responsable de la dérive climatique - leur fournisse l’argent et la technologie indispensables.

Dans leur ensemble, les pays industrialisés semblent prêts à faire un geste pour lutter contre la pauvreté. A l’ exception notable des États-Unis, qui rechignent à dégager des « ressources nouvelles et additionnelles » susceptibles de relancer le développement et de le réorienter vers des modèles plus soutenables. Pour eux, les fonds destinés à l’environnement devront être prélevés sur les fonds pour le développement, assujettis à une nouvelle conditionnalité. Les réticences de la première puissance mondiale constitueront probablement la principale pierre d’achoppement des négociations de Rio.
Le point de vue de la CNUCED
Pour la CNUCED, l’élaboration d’un droit international de l’environnement fait peser une double menace sur l’accès des pays en développement au commerce international : premièrement, la fixation de normes risque de reconstituer des barrières protectionnistes de fait ; deuxièmement, le Nord pourrait être tenté d’imposer aux pays du Sud, coupables de violations du droit de l’environnement, des « sanctions » asymétriques sous forme de rétorsions commerciales ou de conditionnalité des prêts.

Aussi l’idée des « quotas transférables », qui prend à revers l’idéologie du marché régulateur, apparaît-elle comme une innovation puissante, justifiant astucieusement les transferts de fonds du Nord vers le Sud. Cette véritable « trouvaille intellectuelle » permet à la CNUCED et aux 77, dont elle se fait l’avocat, de légitimer leur participation à la négociation. Elle permet également au Sud, ensemble hétérogène d’Etats et de peuples, où les nouveaux pays industrialisés côtoient les pays moins avancés, de parler d’une seule voix.
L’ambition hégémonique de la CEE
L’Europe du Nord et de l’Ouest est le berceau de la révolution industrielle et des pollutions que celle-ci a engendrées. Elle est aujourd’hui la zone du monde la plus développée, l’un des plus grands consommateurs d’énergie fossile, et elle dispose de toutes les capacités financières et technologiques pour jouer un rôle pionnier dans la solution des problèmes écologiques globaux. Pourtant, en matière de politique écologique « de première génération », c’est-à-dire de lutte contre les atteintes localisées et identifiables à l’environnement, la CEE a accumulé un retard considérable par rapport aux États-Unis et au Japon.

La Communauté économique européenne a en effet été créée sur la base d’un consensus entre les nations autour d’un modèle de développement que certains économistes qualifient de « fordiste » [10] : le maximum de production possible pour le maximum possible de consommation de masse, la croissance parallèle de la consommation et de la production étant garantie par l’Etat. Ce parallélisme s’est traduit, sur le plan de la politique économique, par un compromis entre le capital et le travail. Le « troisième facteur » qu’est l’environnement est resté le grand oublié de ce partage sans cesse contesté.

Circonstance aggravante : la Communauté est diversifiée à l’extrême. Elle l’est d’abord économiquement. Du Portugal au Danemark, le produit intérieur brut par habitant varie dans une proportion de 1 à 5, soit presque autant qu’entre l’ensemble du Nord et les pays intermédiaires du Sud. Elle l’est ensuite culturellement : les revendications écologiques des citoyens ne s’y expriment pas partout de la même façon. Elle l’est enfin politiquement : l’Allemagne règle ses compromis par la voie contractuelle, alors que la France les règle par la loi. Chaque pays membre cherche à atteindre son propre point d’équilibre entre les intérêts et les aspirations de ses citoyens au moyen des procédures de la démocratie représentative et de la négociation entre partenaires sociaux. Mais, au niveau européen, cette recherche ne peut s’effectuer qu’à travers des négociations Intergouvernementales, dans le cadre des institutions de la CEE.

Dans ces conditions, l’alternative est simple : soit les nouvelles normes européennes en matière d’environnement sont fixées à un niveau nettement supérieur aux normes nationales, de manière à équilibrer les contraintes ; soit elles s’alignent sur le pays le plus laxiste. Généralement - on l’a vu dans d’autres domaines - c’est la seconde solution, la règle du « plus petit dénominateur commun », qui prévaut. Cette tendance s’est trouvée renforcée, à partir des années 80, par la vague libérale qui a déferlé sur l’Europe et, à partir de 1985, par les effets de l’Acte unique.

Le conflit entre les deux types de solutions n’oppose pas seulement les partisans désintéressés de la défense de l’environnement aux hérauts de la croissance à tout prix. Il recouvre bien souvent une divergence d’intérêts entre industries nationales, plus ou moins à même de prendre en compte les nouvelles contraintes. Ainsi, aux yeux des pays de l’Europe latine, les prises de position des pays du Nord (Allemagne, Pays-Bas, Danemark) en faveur de réglementations plus strictes passent, non sans raison, pour un protectionnisme déguisé sous des clauses écologiques. Mais ces pays de l’Europe latine, qui refusent toute réglementation environnementaliste sévère, sont à leur tour soupçonnés d’attirer chez eux des emplois grâce au « dumping écologique » [11].

À terme, les pays d’Europe du Nord doivent l’emporter. Car, pour une région, un meilleur dosage entre activité et environnement représente incontestablement un atout dans la compétition interrégionale [12].

Dès lors, se dessine pour les Douze un projet ambitieux : profiter de leur avance technologique et économique par rapport aux États-Unis pour proposer au monde développé un nouveau compromis « socio-éco-démocrate », qui leur permettrait de conquérir l’hégémonie mondiale sur le thème de l’environnement.

Le texte de Jacques Delors, qui figure en préface du rapport de la CEE à la CNUED, est à cet égard très révélateur. Le président de la Commission y évoque avec solennité l’enjeu de la défense de « notre avenir commun », et souligne l’unité de l’exigence écologique et du devoir de solidarité Nord-Sud pour le développement. « Le maintien d’aussi profondes inégalités planétaires est incompatible avec la résolution pressante des problèmes environnementaux à l’échelle globale, écrit-il. Dès lors, une éthique intergénérationnelle ne sera acceptable que si elle va de pair avec un mouvement vers un ordre mondial plus équitable (...). »

Le chapitre 2l du rapport, consacré au climat, rappelle les engagements de la Communauté :

1°) parvenir à un accord mondial ;

2°) prendre des mesures d’économie d’énergie, d’amélioration de l’efficience énergétique, de substitution au profit d’ énergies non fossiles. Il est prévu qu’en l’an 2000, les émissions de CO2 seront ramenées au ni veau de 1990, « dans la Communauté prise comme un tout ». Ce qui signifie explicitement que « les Etats-membres partant d’un bas niveau de consommation d’énergie auront le droit de se fixer des objectifs de CO2 et des stratégies correspondant à leurs besoins de développement économique et social, tout en améliorant l’efficience de leurs activités économiques. Les objectifs séparés pour le CO2 et les autres gaz à effet de serre, ainsi que les stratégies visant des propositions pour 2005 et 2010, devront être dressés en temps utile pour la CNUED ».

Ces deux points résument parfaitement la position diplomatique de la CEE sur la Convention climat :

1°) un « effet d’annonce » d’autolimitation, ouvrant la voie à une réduction coordonnée ultérieure ;

2°) pas de quotas explicites « à la Agarwal » ; pas de clé de répartition intra-européenne ; mais une reconnaissance du droit des moins avancés à accroître leur part dans l’effet de serre total, à condition qu’ils prennent, eux aussi, des mesures limitatives ;

3°) le refus de la « comprehensive approach » des États-Unis : la CEE travaillera gaz par gaz. Le but est d’obtenir à Rio « une convention-cadre ferme accompagnée de deux protocoles, l’un sur la conservation de l’énergie et la réduction des émissions, qui s’adresserait prioritairement aux pays industrialisés ; l’autre sur la préservation des forêts tropicales, adressé prioritairement aux pays en développement. Il y aurait un équilibre des obligations, quoique des ressources supplémentaires seront sans doute nécessaires pour aider les pays en développement à satisfaire leurs obligations ».

Voilà qui a le mérite de la clarté. Encore plus éclairante apparaît la dernière phrase du chapitre : « La Communauté a le devoir d’assumer le leadership dans cette négociation, et elle travaille actuellement sur cet enjeu avec un groupe de pays aux orientations semblables comprenant le groupe de l’AELE, le Japon, l’Australie et la Nouvelle-Zélande. » On remarque l’absence des États-Unis et du Canada.

Malgré sa brièveté, la conclusion générale est lourde de sens. Elle fait d’abord remarquer - et le document lui-même en témoigne - que « le souci de l’environnement est en train de percoler (sic) et de s’approfondir dans chaque domaine de la politique de la Communauté », manière de dénoncer par contraste le productivisme qui servit de mythe fondateur à la CEE. En tant que « modèle réduit du monde », forts de leur expérience de la négociation, les Douze sont convaincus que toute solution ne saurait être que solidaire, c’est-à-dire que l’environnement ne peut être qu’un sous-produit de l’aide au développement.

La grande offensive lancée par la CEE en vue de la CNUED a déjà débouché sur une initiative unilatérale de la Commission : l’instauration d’une taxe contre l’effet de serre. Selon la Commission, « la Communauté européenne sera le plus grand partenaire économico-commercial du monde, avec la capacité d’exercer un haut niveau d’influence et d’autorité morale, économique et politique. A ce titre, la Communauté doit aux générations présentes et futures de mettre de l’ordre chez elle et d’offrir à la fois leadership et exemple, aussi bien pour les pays développés que pour ceux en développement (...). La volonté de la Communauté d’assumer ses responsabilités offre une opportunité importante de remplir le vide actuel dans la politique internationale, et de jouer un rôle catalyseur pour la Convention mondiale climat qui doit être adoptée par le Sommet de la Terre de la CNUED en juin 1992 ».

On notera le caractère vigoureux de cette déclaration qui, « dans le vide actuel », pose ouvertement la candidature de la CEE à la suprématie mondiale, via l’environnement... et cela, quelques mois après la guerre du Golfe, censée avoir réaffirmé le leadership des États-Unis !

La taxe ne portera pas uniquement sur le CO2, car une telle mesure ferait peser une charge relativement élevée sur le charbon, qui reste la source d’énergie la plus sûre. De plus, elle avantagerait l’énergie nucléaire, qui pose des problèmes d’une autre nature.

Cela dit, les pesanteurs institutionnelles qui freinent la progression de la défense de l’environnement sur le territoire de la CEE n’ont pas totalement disparu. Et les négociations pour l’Union européenne, couronnées par le sommet de Maastricht en décembre dernier, n’ont rien arrangé. Alors que la plupart des décisions économiques seront prises à la majorité, de larges pans de la législation touchant à la défense de l’environnement resteront soumis à la règle de l’unanimité, donc au droit de veto des pays les plus « laxistes ».

Comme le soulignait sans mâcher ses mots Carlo Ripa di Meana, le commissaire à l’environnement, au lendemain du sommet, « Maastricht est une tricherie, une véritable supercherie sur la question de l’environnement. Nous irons, poursuivait-il, vers une Europe de l’environnement à deux vitesses. Les politiques d’environnement, leur coût, les réglementations, seront différents selon les pays. Là, ce sera la grande rigolade... Nous qui prêchons, qui faisons des sermons sur les forêts tropicales, nous ne pouvons pas aller à Rio avec seulement des mots sur l’effet de serre » [13].
« L’opinion publique mondiale »
Il est temps de revenir au socle de tout processus d’institutionnalisation : l’opinion publique. Dans cette guerre diplomatique pour l’enclosure de l’atmosphère, 1’« opinion publique mondiale » s’exprime par la voix des Organisations non gouvernementales d’environnement et de développement. Encore faut-il que celles-ci acceptent d’engager le dialogue et adoptent des positions communes. La Conférence de Paris, qui six mois avant Rio a réuni à l’initiative de la France un certain nombre de ces ONG, a joué à cet égard un rôle déterminant.

Très vite, s’y affirma le leadership du Sud. Les ONG les plus radicales avaient d’ailleurs adopté dès le premier soir, après l’avoir gauchie, une déclaration proposée par les Verts français et le groupe Vert au Parlement européen. Le silence des ONG conservationnistes du Nord, et notamment des anglo-saxonnes, ne les engageait évidemment à rien. Mais le poids physique du Sud recentra de façon décisive le débat environnement/développement autour des vrais problèmes : ceux qui sont liés non pas à l’hyper-productivisme des Etats et des firmes développementistes du Sud, mais à l’interaction profonde entre sous-développement, pauvreté et ravages de l’environnement - la désertification, la qualité des eaux, etc.

Enfin, très sollicitée de toutes parts, émergea une force inattendue : les peuples indigènes, essentiellement les peuples des forêts et des montagnes d’Amérique et d’Asie. Dans leur déclaration commune, qui mentionne le Il octobre 1492 comme « le dernier jour de liberté des peuples d’Amérique » -un jour qui marqua, selon eux, la mort d’un authentique modèle de développement soutenable parce que communautaire -, ils rejetaient catégoriquement tous les amendements possibles au modèle occidental et revendiquaient l’héritage et la gestion des terres dévastées par la colonisation. Cette position, qui identifie une nature en péril au destin de peuples autochtones menacés, a brisé l’opposition entre les donneurs de leçons écologiques des anciennes métropoles et les ambitions développementistes des descendants métissés ou créoles des colonisateurs d’hier. A ce titre, elle offrait une solution simple (simpliste ?) aux débats sur la forêt et sur la biodiversité, propre à réconcilier conservationnistes et tiers-mondistes.

Sil’on met à part ces aspects « basistes », la déclaration finale de la Conférence de Paris rejoint, sur tous les sujets en négociation, les positions des pays moteurs du Groupe des 77. Une scission entre les ONG du Nord, conservationnistes, et celles du Sud, développementistes, a donc été évitée. Les intérêts du Sud et les tendances radicales de l’écologie politique au Nord ont finalement triomphé.
L’après-Rio
Tout en soulignant que la partie la plus pauvre de la population humaine était la première victime de la crise écologique globale provoquée par la voracité des « Seigneurs de la Terre », les ONG réunies à Paris se sont opposées à un mouvement régalien (« par en haut ») d’enclosure des terrains communaux globaux. Ce faisant, elles se sont inscrites pour le processus de Rio dans la mouvance qu’occupaient, vingt ans auparavant, les « mouvements anti-impérialistes ». A deux différences près qui traduisent parfaitement la grande mutation opérée au cours de la décennie 80 : d’une part, l’effacement des idéologies étatistes-productivistes dans les mouvements sociaux ; de l’autre, la disparition du champion étatique de ces idéologies qu’était le bloc soviétique.

Face à la stratégie conservatrice des États-Unis, la « gauche » du jeu inter-gouvernemental est désormais représentée par un bloc des 77 affaibli, soutenu par quelques organisations de l’ONU (la CNUCED et, dans une certaine mesure, l’UNESCO), mais renforcé par l’ambition médiatrice d’un centre-gauche puissant : l’Europe, plus ou moins relayée par le Japon.

Car la logique stratégique des États ne saurait se confondre avec leur tactique de négociation. Sur le long terme, on peut effectivement distinguer trois groupes d’intérêt : les pays développés, qui souhaitent le gel des émissions de gaz à effet de serre ; les pays à développement rapide, qui rejettent l’idée de limitation ; et les pays pauvres pour qui, de toute manière, des droits formels ne présentent aucune utilité réelle.

Dans les faits, les camps sont autrement partagés. Parmi les pays développés, certains comme les États-Unis veulent éviter toute limitation, tandis que d’autres cherchent un arrangement avec le Sud. La convergence de la « stratégie de blocage »

américaine et de la « stratégie accusatrice » des pays à développement rapide (qui est aussi celle des plus revendicatifs des pays pauvres) pourrait suffire, avec l’appoint des « attentistes », à contrer les propositions « constructivistes » de ceux qui se disent prêts aux accommodements.

Pour l’heure, de la Conférence de Rio on ne sait qu’une chose : qu’elle aura lieu en juin prochain. Le vrai débat portera, en réalité, sur les conditions de l’après-Rio : où la gestion des problèmes globaux d’environnement en sera-t-elle ? Dans quelle direction les négociations ultérieures s’orienteront-elles ?

Tout dépendra, en définitive, des rapports de force entre pays développés. Dans cette partie de bras de fer, la France joue un rôle clé dans la mesure où, au sein de la CEE, elle est la principale puissance diplomatique favorable aux solutions « concertées ». Elle pourrait imposer ses vues à condition de sceller l’alliance CEE-pays nordiques et d’y rallier le Japon.

Mais cette alliance sera difficile à mettre en ½uvre pour une raison fort simple : l’ordre écologique international solidaire, dont rêve la CEE, ne satisfait au fond personne à court terme, pas plus les États-Unis que la plupart des pays du Sud...


NOTES

[1À travers le mouvement des enclosures, riches fermiers et seigneurs se partagèrent les prés et les bois communaux dont l’accès, jusqu’alors, était libre. Les paysans pauvres, à qui on interdisait ainsi de travailler la terre, durent fuir vers l’industrie urbaine.

[2La Convention sur la biodiversité traite du maintien de la diversité, non seulement des espèces, mais de leurs habitats, et surtout de leurs gènes. De cette diversité des gènes et des conditions de leur accès dépend la prospérité de l’agro-pharmacie.

[3Mot clé du débat de l’ONU, le « développement durable » est un modèle de développement fondé sur la non-exclusion de la majorité des vivants et respectueux des générations futures.

[4Voir World Resources lnstitute, World Resources 1990-1991, Oxford U.P., New York, 1990.

[5Goldemberg et al., Énergie pour un monde vivable, diffusion La Documentation française, 1990.

[6William D. Nordhaus, Economic Approach to Greenhouse Warming, Conférence de Rome, 1990.

[7Le « taux d’actualisation » permet de faire un bilan avantages futurs/coûts présents, selon le principe « un tien vaut mieux que deux tu l’auras ». Le taux retenu par Nordhaus conduit à minimiser considérablement l’intérêt qu’il y aurait à adopter dès maintenant des mesures susceptibles de nous éviter des ennuis dans 40 ans.

[8A. Agarwal et S. Narain, Global Warming in an Unequal World ..A Case of Environmental Colonialism, Center for Science and Environment, New Delhi, 1991.

[9Le Groupe des 77 désigne les pays du Sud qui, dans la première moitié des années 70, après le premier choc pétrolier, ont tenté de promouvoir, dans le cadre des Nations unies, le « nouvel ordre économique international ». Leur nombre est aujourd’hui bien supérieur à 77, mais le nom est resté.

[10Voir A1ain Lipietz, Choisir l’audace. Une alternative pour le XXle siècle, La Découverte, 1989.

[11Par exemple, une législation plus laxiste en matière de traitement des fumiers, d’enfouissement des déchets, etc.

[12Voir G. Benko et Alain Lipietz, Les Régions qui gagnent, PUF, 1992.

[13Entretien avec Sylvaine Vi1leneuve, Libération, 10 décembre 1991.



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